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Dante et Milton ne se sont mêlés à la vie de leur pays et de leur siècle que par une déplorable méprise, et de supposer que ces grands hommes, s’ils revenaient aujourd’hui au monde, s’enfermeraient hermétiquement dans le sanctuaire invisible, dans le tabernacle solitaire de leur génie ? Est-on bien sûr qu’il n’y ait rien d’égoïste, rien de coupable, dans cette étrange préoccupation d’esprit qui, dans la somme des maux qui couvrent la terre, ne laisse voir que les ennuis du poète ? Est-il bien avéré que la terre et l’humanité aient été faites uniquement pour le poète, et que le poète ne doive plus rien faire, pas même des vers, du moment où l’humanité ne tombe pas à ses pieds avant même de l’avoir entendu chanter ?… Comment peut-on écrire sérieusement :


Oui, vous avez raison, ici-bas tout poète,
Au lieu de lauriers verts pour ombrager sa tête,
Au lieu d’encens, de gloire et d’acclamations,
Pour payer dignement ses inspirations,
Ne reçoit chaque jour du monde que risée,
Qu’insultes et dégoûts dont son ame est brisée !
On l’injurie ! et quand la faim le fait souffrir,
On détourne les yeux pour le laisser mourir !
Oui, c’est bien là leur fort ! — Depuis le grand Homère,
Dont la gloire germa sous une écorce amère,
Tout homme qu’en naissant le ciel au front marqua,
De chaque bouche entend sortir le mot : Raca !
Pendant qu’il va chantant des paroles divines,
On couvre son chemin de pierres et d’épines,
Tellement — qu’il arrive à l’immortalité
Pâle, défait, et sombre, et tout ensanglanté !
Cela s’est toujours vu. Sans compter les trois vôtres,
Mon ami, je pourrais vous en citer mille autres,
Tous aussi malheureux, — du premier au dernier, —
Que Gilbert, Chatterton ou le pauvre Chénier.
J’ai le choix.


Sans doute l’embarras n’était que de choisir. Combien de jeunes talens meurent tous les jours avant d’être arrivés au but qu’ils pouvaient à bon droit espérer d’atteindre, et sans même laisser un nom aussi honoré que celui de ces trois jeunes hommes ! Mais sont-ils tous poètes les infortunés ? Croit-on, par exemple, que dans nos dernières guerres, croit-on que depuis trente ans, parmi tous nos jeunes frères qui sont