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HISTOIRE LITTÉRAIRE.

et pitié !… Qu’est-ce donc qu’un lecteur, après tout ? une imperceptible fraction du public ; et qu’est-ce que le public tout entier devant le poète ? Écoutez plutôt :


.... Eh ! que me fait à moi le blâme ou la louange
Du monde ? je m’en ris avant de les savoir.
Je le méprise trop pour vouloir, en échange
De mes vers, son regard que je ne veux pas voir !

Pauvres gens ! vous croyez qu’avec quelques paroles
Sur un cœur de poète on a de l’ascendant !
Croyez-vous qu’on pourrait avec des mots frivoles
Arrêter dans sa course un aigle à l’œil ardent ?


Certes, un lecteur indiscret pourrait répliquer à l’auteur avec quelque apparence de raison : Pourquoi donc vous faites-vous imprimer, si le public qui lit des vers est devant vous comme s’il n’était pas ! Mais nous nous tenons pour avertis que le poète est inaccessible au blâme, nous nous garderons bien de nous adresser à si forte partie ; nos paroles les plus graves sont d’avance dédaignées comme frivoles ! Toutefois, comme il y a çà et là, dans les vers de M. Chaudes-Aigues, assez de talent pour rendre l’exagération de ses préjugés poétiques dangereuse à ses jeunes lecteurs, si toutefois son volume rencontre des lecteurs, nous nous permettrons de signaler quelques-unes de ses erreurs.

Nous savons qu’il est aujourd’hui de mode, dans un certain monde, de penser que le poète est un être à part, qui n’a rien de commun avec les hommes, rien que la forme de son corps, vêtement importun qui l’attache à la terre, qu’il n’avait pas commandé avant de naître, qui ne lui va pas ou qui lui va mal, et qu’il ne porte qu’à regret jusqu’au jour où il le déchire violemment et le rejette en lambeaux à cet éternel inconnu qui en avait, par erreur sans doute, revêtu son génie. Nous comprenons très bien qu’avec une pareille idée de la nature du poète, quand on croit l’être, on prenne en pitié la foule vulgaire qui s’accommode de la volonté de Dieu et ne dédaigne pas de vivre, comme on dit, jusqu’à la mort, en se servant de ce corps qui, après tout, nous va assez bien, comme d’un merveilleux instrument de travail, de bien-être et de perfectionnement pour soi et pour les autres. Mais n’est-ce pas une licence poétique par trop forte de supposer qu’Homère, si Homère il y a eu, avait absolument cette idée de lui-même et du poète en général ? N’est-ce pas, nous le demandons, une étrange erreur de croire que