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et une troisième capitale ? et si, par insuffisance ou par lâcheté, nous le souffrons, que deviendra l’Europe ? Le débat s’agite, et, après un séjour de vingt mois dans l’Orient, M. Barrault s’est cru le droit et le devoir de jeter son mot. Il a donc fait en ce livre ce qu’il appelle son témoignage sur l’Orient ; mais, en vérité, M. Barrault est trop modeste : c’est mieux qu’un témoignage, c’est une solution.

La pensée du livre de M. Barrault se peut résumer comme il suit : — La France assez long-temps a eu le haut bout de l’Europe ; c’est à présent le tour de la Russie. L’Europe occidentale a dit son dernier mot, et, à partir de 1815, la suprématie a passé au nord ; la Russie, forte et glorieuse, tranchera donc avec son épée la question d’Orient. — Il faut que l’Orient soit Russe, et dès lors tout sera bien ; les tendances de l’histoire seront satisfaites. — Il faut à la race slave une place au soleil ; il faut au nord pour le féconder les provinces du midi ; il faut à la mer Noire l’issue du Bosphore et des Dardanelles. La Turquie sera donc aux Russes ; et ce n’est pas assez pour eux de la Turquie, ils prendront aussi la Grèce qui en est l’appendice géographique, ils prendront la Perse dont la nationalité est équivoque, en un mot l’Asie dans toute sa largeur, du pôle à la mer ; car il faut aussi des ports à la Russie sur l’Océan indien. Prendre tout cela, c’est le droit de la Russie et sa volonté ; et l’Europe ne devra pas s’y opposer ! elle ne le voudra pas, ne le pourra pas ! Vous dites peut-être : Agrandir la Russie de la sorte, c’est la dissoudre. Non ; M. Barrault vous rassure à cet égard. La civilisation avec la vapeur et les routes en fer rendent possible la stabilité d’un si grand empire.

Ainsi, l’Europe annulée, le monde jeté aux pieds de la Russie, certes voilà une merveilleuse conclusion et tout-à-fait digne que M. Barrault l’imaginât. Il est sûr au moins, dans cette hypothèse, que la Russie n’aura qu’à souffler pour emporter, avec les diplomates, les petites difficultés diplomatiques. Et si l’Europe, à cette conclusion, se récrie ; si elle répugne à l’idée de ses rapports si soudainement, si étrangement brisés ; si l’Angleterre s’inquiète pour ses possessions de l’Inde et les voies de son commerce d’où son existence dépend ; si la France qui veut bien des égales, s’indigne, comme d’un affront sanglant, de toute prétention de l’étranger à lui imposer sa suprématie, et quelle suprématie ! celle des Russes, toute brutale et matérielle ; si ensuite chacun se demande avec effroi ce que deviendrait le commerce occidental, quand la douane russe tiendrait les ports et les routes de l’Asie ; si les nations de l’Occident se demandent pourquoi elles se laisseraient ainsi parquer ; si, songeant à leur indépendance, à cette liberté qui, après