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qu’un amas de corps que mes grenadiers tiraient par les pieds et jetaient dehors, ne leur prenant que des cartouches.

En ce moment le colonel entra suivi de la colonne dont j’entendis le pas et les armes.

— Bravo ! mon cher, me dit-il, vous avez enlevé ça lestement. Mais vous êtes blessé ?

— Regardez cela, dis-je, quelle différence y a-t-il entre moi et un assassin ?

— Eh ! sacredié ! mon cher, que voulez-vous ? c’est le métier.

— C’est juste, répondis-je, et je me levai pour aller reprendre mon commandement. L’enfant retomba dans les plis de son manteau dont je l’enveloppai, et sa petite main ornée de grosses bagues laissa échapper une canne de jonc, qui tomba sur ma main, comme s’il me l’eut donnée. Je la pris, je résolus, quels que fussent mes périls à venir, de n’avoir plus d’autre arme, et je n’eus pas l’audace de retirer de sa poitrine mon sabre d’égorgeur.

Je sortis à la hâte de cet antre qui puait le sang, et quand je me trouvai au grand air, j’eus la force d’essuyer mon front rouge et mouillé. Mes grenadiers étaient à leurs rangs, chacun essuyait froidement sa baïonnette dans le gazon et raffermissait sa pierre à feu dans la batterie. Mon sergent-major, suivi du fourrier, marchait devant les rangs tenant sa liste à la main et la lisant à la lueur d’un bout de chandelle planté dans le canon de son fusil comme dans un flambeau ; il faisait paisiblement l’appel. Je m’appuyai assis contre un arbre, et le chirurgien-major vint me bander le front. Une large pluie de mars tombait sur ma tête et me faisait quelque bien. Je ne pus m’empêcher de pousser un profond soupir :

— Je suis las de la guerre, dis-je au chirurgien.

— Et moi aussi, dit une voix grave que je connaissais.

Je soulevai le bandage de mes sourcils, et je vis, non pas Napoléon empereur, mais Bonaparte soldat. Il était seul, triste, à pied, debout devant moi, ses bottes enfoncées dans la boue, son habit déchiré, son chapeau ruisselant la pluie par les bords ; il sentait ses derniers jours venus et regardait autour de lui ses derniers soldats.

Il me considéra attentivement. — Je t’ai vu quelque part, dit-il, grognard.