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HISTOIRE LITTÉRAIRE.

posant qu’ils achetèrent Rome. Jusque-là ils n’avaient été maîtres de rien, toujours exposés à tous les caprices du peuple et à toutes les interventions des étrangers. Mais, seigneurs suzerains de la Sicile, propriétaires de Rome, ils eurent un levier pour agir en Europe, et pour intéresser, suivant le besoin, les nations les plus éloignées aux affaires d’Italie. Pourtant, si grande qu’ait été l’influence de cette conquête sur la politique intérieure de l’Europe, elle fut plus grande encore sur sa politique extérieure ; car, sans ces aventuriers normands, qui se firent les chefs de l’Italie méridionale en si peu de temps, les croisades n’auraient pas eu lieu. Ce furent leurs victoires sur les Sarrasins qui armèrent l’Europe contre l’Asie, et qui l’enflammèrent d’une belliqueuse ardeur, bien plus que ne le firent les prédications de Pierre-l’Ermite. Leur conquête de Sicile fut pour ainsi dire la première croisade. Sous tous ces rapports, il n’y a pas dans l’histoire de figure plus remarquable que celle de Robert Viscart, parti simple chevalier des environs de Coutances, obligé d’abord à vivre de rapines et à se faire chef de brigands, pour devenir ensuite le chef d’une espèce de république de condottieri, vainqueur des Sarrasins, maître de la Pouille, de la Calabre et de la Sicile, et qui mourut après avoir été duc vingt-cinq ans, après avoir fait en même temps la guerre à l’empire grec et à l’empire d’Allemagne, après avoir pris Rome sur les Tudesques et délivré Grégoire vii. Cette délivrance du grand Hildebrand, de ce pape type, qui eut lieu en 1084, et qui fut la dernière action éclatante de Robert Viscart, caractérise bien la destinée de ce héros normand, venu au monde pour servir la papauté, afin qu’elle pût respirer plus à l’aise, plus libre en Italie, plus puissante en Europe. On a souvent représenté l’alliance des Normands et du pape comme celle de deux larrons qui s’associent dans un intérêt commun, les Normands ayant besoin pour voler la Sicile d’en concéder au pape la suzeraineté, et le pape profitant de cette suzeraineté pour vendre ensuite au plus offrant la couronne de Sicile. S’arrêter là, c’est s’arrêter à la surface, et ne pas voir le fond des choses ; c’est ne pas comprendre les nécessités de l’Italie et la construction successive de l’Europe. Ce qui est certain, c’est qu’après Hildebrand et son fidèle appui Viscart, il se trouva que la papauté avait sous sa main des royaumes ; son alliance avec les conquérans lui avait donné Naples en Italie, et à l’autre bout de l’Europe l’Angleterre. Alors purent venir les croisades ; l’Europe, excitée par les merveilleux exploits des chevaliers normands, et par leurs victoires sur les Sarrasins de Sicile, s’élança en Asie à la voix des pontifes. Les Normands devaient encore avoir ici l’initiative. On sait que Boémond, fils de Ro-