Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 4.djvu/558

Cette page a été validée par deux contributeurs.
552
REVUE DES DEUX MONDES.

qui ne nuit pas à l’exactitude ; si Bayle, qui entra dans le monde vers 1675, c’est-à-dire au moment de la culture la plus châtiée de la littérature de Louis xiv, avait passé ses heures de loisir dans quelques-uns des salons d’alors, chez Mme de la Sablière, chez le président Lamoignon, ou seulement chez Boileau à Auteuil, il se fût fait malgré lui une grande révolution en son style. Eût-ce été un bien ? Y eût-il gagné ? je ne le crois pas. Il se serait défait sans doute de ses vieux termes ruer, bailler, de ses proverbes un peu rustiques. Il n’aurait pas dit qu’il voudrait bien aller de temps en temps à Paris se ravictuailler en esprit et en connaissances ; il n’aurait pas parlé de Mme de la Sablière comme d’une femme de grand esprit qui a toujours à ses trousses La Fontaine, Racine (ce qui est inexact pour ce dernier) et les philosophes du plus grand nom ; il aurait redoublé de scrupules pour éviter dans son style les équivoques, les vers, et l’emploi dans la même période d’un on pour il, etc., toutes choses auxquelles, dans la préface de son Dictionnaire critique, il assure bien gratuitement qu’il fait beaucoup d’attention ; en un mot, il n’aurait plus tant osé écrire à toute bride (Mme de Sévigné disait à bride abattue) ce qui lui venait dans l’esprit. Mais, pour mon compte, je serais fâché de cette perte ; je l’aime mieux avec ses images franches, imprévues, pittoresques, malgré leur mélange. Il me rappelle le vieux Pasquier avec un tour plus dégagé, ou Montaigne avec moins de soin à aiguiser l’expression. Écoutez-le disant à son frère cadet qui le consulte : « Ce qui est propre à l’un ne l’est pas à l’autre ; il faut donc faire la guerre à l’œil et se gouverner selon la portée de chaque génie… il faut exercer contre son esprit le personnage d’un questionneur fâcheux, se faire expliquer sans rémission tout ce qu’il plaît de demander. » Comme cela est joli et mouvant ! le mot vif, qui chez Bayle ne se fait jamais long-temps attendre, rachète de reste cette phrase longue que Voltaire reprochait aux jansénistes, qu’avait en effet le grand Arnauld, mais que le père Maimbourg n’avait pas moins. Bayle lui-même remarque, à ce sujet des périodes du père Maimbourg, que ceux qui s’inquiètent si fort des règles de grammaire, dont on admire l’observance chez l’abbé Fléchier ou le père Bonheurs, se dépouillent de tant de grâces vives et animées, qu’ils perdent plus d’un côté qu’ils ne