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HISTORIENS LITTÉRAIRES DE LA FRANCE.

ce n’est pas l’étude qui en est cause, suivant lui, parce qu’il ne s’applique pas beaucoup à ce qu’il lit : « Je ne sais jamais, quand je commence une composition, ce que je dirai dans la seconde période. Ainsi, je ne me fatigue pas excessivement l’esprit… Aussi pressens-je que, quand même je pourrais rencontrer dans la suite quelque emploi à grand loisir, je ne deviendrais jamais profond. Je lirais beaucoup, je retiendrais diverses choses vago more, et puis c’est tout. » Ces passages et bien d’autres encore témoignent à quel degré Bayle possédait l’instinct, la vocation critique dans le sens où nous la définissons.

Ce génie, dans son idéal complet (et Bayle réalise cet idéal plus qu’aucun autre écrivain), est au revers du génie créateur et poétique, du génie philosophique avec système ; il prend tout en considération, fait tout valoir, et se laisse d’abord aller, sauf à revenir bientôt. Tout esprit qui a en soi une part d’art ou de système n’admet volontiers que ce qui est analogue à son point de vue, à sa prédilection. Le génie critique n’a rien de trop digne, ni de prude, ni de préoccupé, aucun quant à soi. Il ne reste pas dans son centre ou à peu de distance ; il ne se retranche pas dans sa cour, ni dans sa citadelle, ni dans son académie ; il ne craint pas de se mésallier ; il va partout, le long des rues, s’informant, accostant ; la curiosité l’allèche, et il ne s’épargne pas les régals qui se présentent. Il est, jusqu’à un certain point, tout à tous, comme l’apôtre, et en ce sens il y a toujours de l’optimisme dans le critique véritablement doué. Mais gare aux retours ! que Jurieu se méfie ! L’infidélité est un trait de ces esprits divers et intelligens ; ils reviennent sur leurs pas, ils prennent tous les côtés d’une question, ils ne se font pas faute de se réfuter eux-mêmes. Combien de fois Bayle n’a-t-il pas changé de rôle, se déguisant tantôt en nouveau converti, tantôt en vieux catholique romain, heureux de cacher son nom et de voir sa pensée faire route nouvelle en croisant l’ancienne ! Un seul personnage ne pouvait suffire à la célérité et aux reviremens toujours justes de son esprit mobile, empressé, accueillant. Quelque vastes que soient les espaces et le champ défini, il ne peut promettre de s’y renfermer, ni s’empêcher, comme il le dit admirablement, de faire des courses sur toutes sortes d’auteurs. Le voilà peint d’un mot.