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intérêt de tous, elles sont de nature à engager graduellement la France hors des voies où la force des choses et ses intérêts mieux compris l’obligeraient plus tard à rentrer.

Il est évident qu’elle doit faire aujourd’hui de la politique expectante à Constantinople comme ailleurs. En retardant le grand jour des conflits européens, elle s’assure la chance d’y intervenir avec la prépondérance que lui préparent une situation moins incertaine, de l’expérience de plus et des préjugés de moins.

Un trop prochain avenir démontrera, d’ailleurs, la vanité des combinaisons auxquelles on voudrait la lier aujourd’hui d’une manière irrévocable.

La France a donc agi conformément à ses véritables intérêts en donnant à la Porte une assistance utile ; son ambassadeur comprit ses devoirs en jetant le nom de son souverain entre elle et un redoutable vassal. Il est bon qu’elle lutte au divan contre l’influence croissante de la Russie, qu’elle s’unisse à l’Angleterre pour essayer de remuer ce cadavre, ne serait-ce que pour acquérir la pleine conviction de son irrémédiable décrépitude. Tant que les stipulations d’Unkiar-Skelessi et les intrigues russes à Constantinople ne provoqueront de la part de la France que des mémorandum ; tant qu’elle se bornera à joindre ses escadres à celles de la Grande-Bretagne pour évolutionner dans la Méditerranée, elle ne compromettra l’issue définitive d’aucune question.

Mais un moment viendra, et peut-être est-il bien proche, où l’Angleterre, pressée par les nécessités d’une situation toute différente de la nôtre, cédant aux clameurs de l’opinion, à l’urgence de maintenir le système qui fait sa force en Europe et sa sécurité en Asie, prétendra rendre l’alliance plus étroite et substituer les coups de canon aux notes diplomatiques. Si, à cet instant décisif, la France, s’abandonnant à des sentimens irréfléchis, sortait d’une neutralité qui la rendrait l’arbitre des nouvelles destinées du monde ; si l’on parvenait à lui faire envisager une guerre maritime avec la Russie du même œil que les lords de l’amirauté, les négocians de la Cité et les actionnaires de la compagnie des Indes, et qu’elle ne comprît pas qu’il est d’autres moyens d’assurer l’indépendance et l’équilibre de l’Europe, que de bloquer à tout jamais la puissance russe dans la mer Noire, et de lui interdire la possession de Constantinople, évènement mathématiquement certain dans un espace de temps plus ou moins long ; alors l’Europe traverserait de violentes crises ; elle épuiserait son sang et ses trésors dans des luttes acharnées, pour traiter, après un demi-siècle, sur des bases que les esprits prévoyans peuvent assigner dès aujourd’hui.