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LA TRAGÉDIE AVANT SHAKSPEARE.

roi accepte les offres d’alliance et envoie la rançon du prince Balthazar due à don Horatio. — Qui parle d’Horatio ? Justice ! justice ! s’écrie don Hieronimo. — Qu’est-ce ? dit le roi. — Justice pour mon fils, dont rien ne peut payer la rançon ! Puis il part sans s’expliquer. Don Lorenzo s’empresse avec vraisemblance d’en conclure que Hieronimo est fou, et cette scène n’amène rien autre chose. Mais la suivante me semble fort belle. Don Hieronimo réfléchit qu’il a à lutter contre des adversaires dont la puissance est à craindre comme un orage d’hiver dans une plaine.


Who, as a wintry storm upon a plain,
Will bear me down with their nobility.


Il dissimulera. Des plaideurs se présentent, le priant d’exposer leurs griefs au roi ; ils lui expliquent tous leur affaire. Un seul reste muet, les yeux mouillés de larmes, les mains levées au ciel. Don Hieronimo s’approche du vieillard, lui demande ce qu’il veut. Celui-ci lui remet, pour toute réponse, un papier dont l’inscription porte :

L’humble supplique de don Bazulto pour son fils assassiné.

— Ton fils ! s’écrie Hieronimo ; c’est le mien ! c’est le mien ! c’est mon Horatio qu’ils ont assassiné ! Puis, revenant à lui, et voyant la douleur du vieillard, il se reproche sa froideur et sa lenteur à venger son fils.

Ce passage rappelle d’une manière sensible le sublime monologue d’Hamlet, à la fin du second acte, lorsque, après avoir vu le comédien pleurer en récitant son rôle, il se reproche avec mépris son inaction. « Oui, oui, s’écrie Hieronimo, je les mettrai en pièces ; j’arracherai ainsi leurs membres avec mes dents ! » Et il déchire les dossiers qui viennent de lui être remis, au grand désespoir des plaideurs, qui se lamentent sur la perte de papiers si importans et payés si cher. — « Ce n’est pas vrai, leur répond-il ; je ne les ai pas mis en pièces. Montre-moi le sang qui coule de leurs blessures ! Tu ne peux pas ? Silence ! tais-toi ! et atteins-moi si tu peux. » Et il s’enfuit comme un fou, comme le roi Lear. — À voir ce vieillard courir comme un enfant, un parterre français, j’en ai bien peur, ne manquerait pas de rire. Nous sommes si raisonnables, que nous exigeons de la raison même de la folie ;