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communiquer ses plans ; on peut les afficher comme un projet de rue ou de pont dans les salles de l’hôtel-de-ville. Un plan n’est qu’un germe que le génie seul sait faire éclore, et le génie ne se vole pas. Laissez faire : il ne faudra pas un Salomon pour décider à qui l’enfant appartient. De l’idée première qui a produit le Roi Lear, de nos jours on tire les Deux Gendres.

Examinons en détail une pièce du vieux théâtre anglais. Cet examen servira à constater quel était l’état de la scène à l’époque où Shakspeare y monta avec une telle autorité, que, résumant à lui seul son passé et le nôtre, il est devenu le représentant, non-seulement de la tragédie anglaise, mais de la tragédie moderne tout entière. Cette étude, en prouvant qu’il n’a pas tiré du néant son système dramatique, ne nuira point à sa gloire. Ne se pourrait-il pas, au contraire, qu’il ne parût que plus admirable pour s’être servi de l’instrument de tout le monde, et pour n’avoir composé ses chefs-d’œuvre qu’avec les mêmes ressources qui étaient à la portée de ses rivaux ?

La pièce que je choisis a pour titre : la Tragédie espagnole.

Philipps et Winstanley l’attribuent à William Smith, mais par erreur. Heywood, dans son « Actors vindication », page 14 du livre second, dit qu’elle est de Thomas Kyd, que Fra-Meres place au nombre des meilleurs écrivains tragiques de son temps, et que Ben-Jonson met sur le rang de Lily et de Marlowe, ainsi qu’on le voit dans ses vers à la mémoire de Shakspeare :

 
And tell how far thou didst our Lily outshine
Or sporting Kyd, or Marloe’s mighty line.


Quoiqu’on ne sache pas la date exacte de cette tragédie, il y a tout lieu de croire qu’elle fut représentée avant l’année 1590, c’est-à-dire avant Périclès, le premier des ouvrages de Shakspeare. Je la choisis de préférence à toute autre, parce qu’elle me paraît un type assez complet du théâtre à cette époque, parce qu’elle est curieuse dans ses défauts comme dans ses beautés, qu’elle a pu donner à Shakspeare l’idée de plusieurs scènes, et qu’il est intéressant de voir ce que devient un diamant brut aux mains de cet habile lapidaire.