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mentés, trompés par cette ruse, laissent échapper une réflexion, l’expression d’un désir, qui le guide et le rend plus ou moins tenace dans ses prétentions ; mais les vieux maquignons ne se laissent point prendre à cette comédie. Quelquefois au contraire ils en tirent parti, en affectant eux-mêmes une ignorance complète de la langue celtique. Alors c’est une scène à voir que cette lutte de fourberie bretonne et normande, que ces deux hypocrisies se combattant avec les mêmes armes. Le paysan immobile écoute avec une attention religieuse, hébétée, les remarques du maquignon, qui, l’air indifférent et dédaigneux, regarde le cheval comme s’il ne s’en souciait nullement, lui trouve mille défauts qu’il se fait remarquer à lui-même assez haut pour être entendu du vendeur, et finit par proposer la moitié de la valeur réelle de l’animal. Remarquez que le plus fréquemment le résultat de cette fourberie laborieuse entre deux acteurs d’égale force est de vendre le cheval à son prix, c’est-à-dire d’atteindre avec beaucoup de peine le but auquel on aurait pu arriver de prime-abord causant réciproquement de franchise.

Je m’étais rendu par curiosité à la célèbre foire de la Martyre, dans le Finistère. Les plus beaux chevaux du pays s’y trouvaient réunis au nombre d’environ dix mille. L’immense champ de foire ne présentait qu’une mer mouvante de têtes d’hommes et d’animaux, d’où s’élevaient des juremens, des cris, des hennissemens, dont le mélange formait une inexplicable rumeur que l’on entendait de loin comme le bruissement des vagues. Je voulus parcourir la foire ; mais, pressés l’un contre l’autre, les chevaux ne laissaient aucun passage. C’était entre leurs pieds, par-dessous leurs ventres quelquefois, qu’il fallait avancer, et, dans cette mêlée d’hommes et de chevaux, ce n’était qu’avec le poing et le pen-bas que l’on pouvait faire sa trouée. De quelque côté que l’on se tournât, on se trouvait face à face avec ces têtes velues, ornées de rubans et de plumets, qui vous envoyaient au visage une brûlante haleine, avec un hennissement sauvage. À chaque pas, une lourde calce venait se poser sur vos pieds meurtris. Par instans, on entendait une longue clameur s’élever ; on voyait des chevaux se dresser debout, furieux et les crins hérissés. Alors une impulsion immense était imprimée à la foule entière, et, entraîné malgré soi dans cette marée, on roulait au milieu des hommes et des chevaux dont les flots vivans vous emportaient au loin.

J’avais à peine fait quelques pas que je me trouvai mêlé à une de ces bourrasques passagères. Après m’en être tiré avec beaucoup de peine, je rebroussai chemin, tout effrayé, et je me réfugiai dans l’auberge, décidé à tout voir du seuil. J’y étais depuis quelque temps, promenant