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me souviens encore d’avoir vu lancer, au passage Cornic, le dernier brick qu’il ait construit ; Keinec avait alors quatre-vingts ans accomplis. Lorsque l’immense machine s’élança dans la mer, au milieu des acclamations, et reparut, rasant avec grace le rivage, le vieux charpentier était sur le pont, appuyé contre le bénitier que l’on avait apporté pour le baptême du navire ; il découvrit ses cheveux blancs, fit le signe de la croix et baissa la tête. — Vive Dieu ! qu’avez-vous, père Keinec ? lui cria le capitaine en lui frappant sur l’épaule ; est-ce que vous pleurez ? — C’est mon dernier fils que j’envoie sur la mer, monsieur, dit le vieillard avec une triste douceur ; puis il regarda longuement son navire, serra la main du marin, et descendit à terre. Un mois après il était enterré au cimetière de Plouian, et ses fils plantèrent sur sa tombe une croix surmontée d’un vaisseau à la voile.

Je pourrais ajouter une foule de preuves de l’aptitude de l’ouvrier breton ; mais, il faut le reconnaître, cette imagination si féconde chez lui, et qui se montre en toute occasion, est le plus souvent sans grand résultat, faute d’éducation professionnelle et de moyens d’exécution. Son adresse ingénieuse ne s’exerce que dans une sphère étroite, et ne dépasse point les bornes d’une industrie personnelle et isolée. Tant que de grands centres de fabrication n’existeront point dans cette province, les arts manuels n’y feront aucun progrès ; et ces grands centres, il faut qu’ils soient créés par des étrangers. Le Breton n’ira point chercher l’éducation industrielle pour la transporter dans son pays ; il l’attendra sans empressement et sans appel, tranquillement accroupi dans sa misère ; mais si elle vient vers lui, il saura l’accueillir et en profiter. Quoique la Bretagne, par sa position écartée, ne soit jamais appelée à la production manufacturière aussi impérieusement que les provinces centrales, on peut la regarder comme éminemment propre, par sa nature et par le caractère de ses habitans, à toutes les fortes industries qui s’appuient sur l’agriculture. Il est possible aussi que des richesses minéralogiques encore ignorées couvent dans son sein, et la découverte de bassins houillers susceptibles d’exploitation suffirait pour changer entièrement la face du pays. Mais quel que soit l’avenir qui l’attende, la Bretagne ne pourra sortir de son néant sous le rapport manufacturier, que par la création de grandes usines, soutenues par des capitaux suffisans. Alors seulement cesseront les industries morcelées et mal entendues qui l’épuisent au lieu de l’enrichir ; alors commencera l’émancipation de ses ouvriers, ensevelis jusqu’à présent dans une ignorance indifférente et fatale.