Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 4.djvu/435

Cette page a été validée par deux contributeurs.
429
INDUSTRIE ET COMMERCE DE LA BRETAGNE.

mot lui-même une véritable merveille que l’audace, l’intelligence, la force, avec lesquelles ils accomplirent cette œuvre difficile. Deux mois leur suffirent pour l’achever. À les voir lutter avec tant de gaieté et de courage contre la mer terrible qui grondait autour d’eux, on eût dit qu’ils prenaient un plaisir d’enfant à la combattre. Au milieu de ces rocs qu’ils ébranlaient de leurs leviers, couverts comme ils l’étaient de vase salée et arrosés par l’écume de la houle sous laquelle ils travaillaient en chantant, on les eût pris pour de jeunes lions marins folâtrant sous les griffes de leur mère. Les quartiers de rochers détachés de la côte venaient avec une sorte d’instinct prendre leur place et se ranger l’un contre l’autre à la digue.

Je n’oublierai jamais le spectacle dont je fus témoin à cette occasion, un soir que j’arrivais à Roscoff. J’ignorais la construction de cette digue, et je marchais, les regards fixés vers la mer où le soleil venait de descendre dans toute sa gloire. J’étais absorbé par cet admirable tableau, lorsqu’en baissant machinalement les yeux sur la grève qui commençait à se noyer dans l’ombre, je crus être le jouet d’une hallucination effrayante. Sur le sable blanc du rivage, on voyait cinquante rochers de granit, poussés par des mains invisibles, s’avancer d’un mouvement uniforme et solennel. Un murmure confus montait de la rive sur la montagne, mêlé à je ne sais quel frottement écailleux et strident. Je demeurai immobile et presque épouvanté : je crus un instant voir une armée de ces monstres fabuleux des légendes bretonnes qui avaient quitté leurs cavernes, et qui se traînaient lourdement vers la mer. Heureusement, les voix des hommes et les clochettes des chevaux qui revenaient de la digue, m’arrachèrent bientôt à ma fantastique vision. Le lendemain, je vis les travaux au grand jour ; je n’eus plus peur, mais j’admirai.

Je ne terminerai pas, puisque je suis en train de citer des anecdotes, sans dire un mot d’un charpentier de Morlaix, nommé Keinec, et que je me rappelle avoir vu dans mon enfance. Cet homme, qui avait été employé quelque temps au port de Brest, n’avait jamais pu apprendre à lire ni à écrire. À l’âge de soixante ans, il se mit en tête de construire un navire, seul, sans plan, et sans calcul écrit. Il projeta de mémoire cette immense machine, en combina toutes les parties, et l’exécuta au grand étonnement des négocians du port qui avaient d’avance condamné l’œuvre du charpentier. Depuis ce premier essai, douze navires de différente grandeur furent construits par lui, avec le même succès, ce qui lui faisait dire dans ses jours de gaieté qu’il avait autant de ses enfans sur l’eau que notre seigneur Jésus-Christ avait eu d’apôtres. Je