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ses plus vastes désirs. Aussi, arrivé là, le tisserand s’endort-il dans son enivrement. — Et le lendemain le froid et la faim le réveillent, comme de coutume, au soleil naissant, et il reprend les travaux et les cruelles réalités de chaque jour !

À cette peinture d’une existence misérable, nous pourrions joindre celle d’une existence plus pauvre encore peut-être, et soumise à des privations plus dures, celle du pêcheur. Mais le pêcheur du moins jouit de l’attrait d’une profession hasardeuse. Sa vie a des surprises et des retours inattendus. La misère ne lui donne pas ses tortures, jour par jour et par portions égales, avec cette abrutissante uniformité qui est le pire de tous les maux. Il a des alternatives d’aisance et de disette. Il joue une partie contre la mer, ses filets sont les dés, sa vie l’enjeu. S’il gagne, joie et abondance dans sa cabane ! s’il perd, les larmes et la faim ! Mais, en tous cas, il commence toujours son travail avec le bénéfice de l’incertitude ; et puis, ses journées s’écoulent loin de l’aspect de sa famille indigente ; il les passe au milieu des poésies de la mer et du ciel, dans la lutte contre les vagues, ou bercé mollement par la lame assouplie. Il n’a sur la terre ferme qu’un abri de quelques heures et un ancrage pour sa barque ; tout le reste est sur les flots. Sa baie est à lui, c’est là qu’il vit, qu’il a ses habitudes et ses connaissances. Rien, dans cette plaine bleue et mouvante, sur laquelle il flotte, ne lui rappelle sa misère ; il ne la voit que de loin, de même que le clocher de sa paroisse. Souvent plusieurs jours se passent sans qu’il revienne vers son pauvre foyer. Il a ses îles de repos, où le soir il étend ses filets au soleil couchant et où il dort, dans le creux d’un rocher, sur un lit de jonc marin. Aucune voix importune, aucun cri d’enfant affamé ne vient l’y poursuivre. Il sommeille au roulement des vagues, en se rappelant les belles histoires de pêcheurs qu’il a entendues, tout enfant, à la veillée. Il rêve qu’il prend dans ses filets un poisson d’or dont les yeux sont deux perles, ou qu’il aborde à un rocher inconnu, d’où l’on voit pendre les pierres précieuses comme une longue chevelure de goëmont. Les années s’écoulent ainsi, et quand la vieillesse arrive, le pêcheur laisse à ses fils sa chaloupe trouée, et il vient tranquillement, près des femmes et des enfans, manger le pain que les plus forts sont allés gagner sur la mer. Heureux si quelque orage n’emporte pas un jour chaloupe et matelots, car alors le vieillard n’a plus de ressources sur la terre. Alors, on le verra prendre sur son épaule tremblante le bissac de mendiant ; il ira frapper de porte en porte avec son bâton blanc ; et, récitant d’un ton plaintif des prières sur le seuil des métairies, il attendra que la plus âgée des filles de la maison vienne jeter dans son chapeau un morceau