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INDUSTRIE ET COMMERCE DE LA BRETAGNE.

faits, avec tous les désavantages de l’isolement et de la misère, qu’il continue à lutter contre les machines perfectionnées, la division de la main-d’œuvre et les vastes capitaux des grandes fabriques de Landerneau, de Rennes, de Quintin, et d’ailleurs. En vain le prix des toiles s’abaisse de plus en plus depuis trente ans, en vain la consommation diminue de jour en jour, il s’obstine et reste immobile à sa place, comme une sentinelle perdue du passé. À chaque diminution de gain il dit :

— J’aurai faim quelques heures de plus chaque jour.

On croirait qu’un charme fatal le lie indissolublement à son métier ; que le bruit monotone du dévidoir a pour lui un langage secret qui l’appelle et l’attire. Proposez-lui de quitter cette industrie à l’agonie, de cultiver le riche sol qu’il foule et qu’il laisse stérile, il secouera sa tête chevelue avec un triste sourire, et il vous répondra :

— Dans notre famille nous avons toujours été fabricans de toiles.

Montrez-lui sa misère et ses enfans courant dans le village avec une simple chemise pour vêtement, il ajoutera avec une indicible expression d’espérance :

— Dans notre famille nous avons été riches autrefois !

Cherchez enfin à lui faire comprendre que les temps sont changés, que toute chance de fortune est passée, que ses souffrances ne feront que s’accroître ; il soupirera profondément et vous dira encore :

— C’est le bon Dieu qui conduit le pauvre monde.

Après cela n’insistez plus, vous êtes au bout de ses raisonnemens, vous l’avez acculé à la Providence. Si vous ajoutez quelques objections, il ne répondra plus.

Cependant il ne vous a pas tout dit. Cet homme a une idée fixe qui le soutient. Il fait un rêve dont il attend l’accomplissement, comme les Juifs attendent la venue du Messie. Il loge avec une chimère qui pare sa misérable demeure. La nuit, quand ses yeux se sont fermés, il parle à cette chimère, il l’écoute, il la voit. Il compte, tout bas, les pièces de toile qui lui sont commandées, le nombre de louis d’or qu’on lui donnera chez les négocians de Morlaix : il croit entendre vaguement le bruit des quatre métiers abandonnés qui obstruent sa maison ; il croit y voir, comme au temps de ses pères, quatre ouvriers travaillant sous ses ordres pour les galiotes de Lisbonne et de Cadix. Alors, épanoui d’une orgueilleuse joie, il pense à ce qu’il fera de ses profits. Il rêve au bel habit de drap noir qu’il achètera, et aux couverts d’argent qu’il veut substituer à ses cuillers de bois ; car là est la dernière expression des rêves ambitieux de tout ouvrier breton. Les couverts d’argent sont pour lui ce qu’est l’équipage pour le petit industriel ; c’est le terme de