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Pierre partit le jour même. Il arriva à Paimpol où il trouva Yvonne pauvre, malade et bien changée. Sa mère était morte depuis quelque temps, et, en rapprochant les époques, le jeune ouvrier trouva qu’elle avait dû rendre le dernier soupir au jour et à l’heure où il avait entendu les cloches sonner et une voix chanter sous ses fenêtres le sône de la Fiancée. Le mariage se fit sans bruit, et les deux jeunes époux partirent aussitôt pour l’Écosse.

Avec la lettre de maître Smith, Pierre trouva à se placer à Édimbourg, et ses affaires prospérèrent. Il gagnait beaucoup et dépensait peu. Aussi, au bout de quelques années, put-il acheter un petit fonds d’horlogerie, qu’il exploita pour son propre compte.

Mais tout réussissait vainement au gré du jeune ménage, Yvonne devenait chaque jour plus triste, plus pâle, plus frêle. Souvent Pierre la trouvait assise, les mains croisées sur les genoux, dans un affaissement désespéré et avec deux longues larmes qui glissaient le long de ses joues creusées. Alors il lui demandait ce qui la faisait malheureuse, qui causait ses pleurs, cette pâleur, ce dépérissement… et la jeune femme lui répondait qu’elle ne pouvait le dire, qu’elle ne savait d’où lui venait sa peine ; mais qu’elle avait peur, qu’elle était triste, qu’elle ne pouvait plus rire à rien dans le monde. En l’entendant, Pierre se désolait, il faisait mille tentatives pour la réintéresser à la vie ; mais tout était inutile. Le cœur d’Yvonne recelait une de ces tristesses prophétiques qui saisissent presque toujours les jeunes femmes chez lesquelles couve un germe de mort : douleurs étranges, qui prennent au milieu de tous les enivremens, qui ne viennent point de notre ame, mais de nos nerfs ; qui nous gagnent comme une maladie, et qui semblent être l’instinct mystérieux de notre corps, pressentant l’approche de sa dissolution.

Yvonne était née trop faible pour une fille du peuple. L’enfance rude et abandonnée à laquelle l’avait condamnée le hasard de sa naissance avait épuisé la vie en elle. Toute petite, elle avait plié sous la pauvreté, et quand, plus tard, l’aisance vint, quand on voulut la relever, il se trouva qu’elle était brisée et qu’elle ne pouvait plus vivre. Pierre la vit s’affaiblir et s’éteindre. Il put suivre sur ses traits le progrès du mal et calculer sa mort à heure fixe, car la vie semblait fuir d’elle visiblement et goutte à goutte, comme une liqueur précieuse d’un vase fêlé. Bientôt elle comprit que son heure était venue et elle n’en éprouva point de désespoir. Elle croyait à son ame, à Dieu, au paradis, et ne voyait dans sa mort qu’un voyage qu’elle allait faire la première. D’ailleurs ses jours avaient été calmes, purs, remplis. Elle