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imprimé à celles-ci quelque chose de plus vague, mais en même temps de plus intime, de plus expressif, de plus affectueux. Aussi Pierre s’était-il habitué aux formes caressantes de miss Fanny, sans y voir autre chose qu’une sorte de télégraphie rendue nécessaire par la différence des langues. Lorsque, assise au comptoir, sa tête blonde appuyée sur son bras nu, que recouvrait à moitié une mitaine noire, elle oubliait ses regards sur le jeune ouvrier, Pierre ne voyait, dans cette attention rêveuse et tendre, qu’un encouragement amical ; lorsqu’elle lui demandait quelque chose par un geste, en prononçant son nom avec cet accent profond et musical qu’une voix de femme ne sait donner qu’à un seul nom entre tous, Pierre ne voyait là que l’expression d’une bienveillance qui cachait le commandement sous la douceur de l’accent. D’ailleurs il éprouva long-temps auprès de miss Fanny une sorte de crainte respectueuse dont toutes ces marques de bonté ne pouvaient le guérir. Miss Fanny, qui devina sa timidité, n’en devint que plus pressante dans ses avances ; elle finit enfin par l’enhardir et par le placer à son égard sur un pied d’égalité fraternelle.

Il s’établit par suite entre les deux jeunes gens une intimité tendre, qui se transforma bientôt, chez la jeune fille, en un amour secret. Pierre la vit devenir triste, inégale, souffrante, sans deviner la cause de ce changement. Deux ou trois fois il crut l’entrevoir ; mais il repoussa aussitôt ce soupçon, en rougissant, comme une suggestion de l’orgueil. Enfin, un jour pourtant, ému d’une profonde pitié pour miss Fanny, dont la douleur avait redoublé depuis quelque temps, il osa lui demander ce qu’elle avait. Sans lui répondre, la jeune fille fondit en larmes et se sauva dans le parloir, placé derrière la boutique ; Pierre l’y suivit et l’y trouva à genoux devant une chaise, le visage caché dans ses deux mains et sanglotant amèrement. Tout troublé, il s’approcha en l’appelant, voulut écarter ses mains, et lui répéta mille noms tendres que la pitié lui inspirait ;

— Confiez-moi votre peine, dit-il enfin ; ne savez-vous pas que je vous aime ?

— Vous m’aimez ! s’écria Fanny en jetant un cri de joie…

Et elle laissa son front tomber sur l’épaule du jeune homme, qu’elle entoura de ses bras. Elle venait de prendre pour un aveu d’amour ce qui n’avait été qu’une expression d’amitié fraternelle.

Pierre, éperdu, se trouva engagé sans le vouloir, sans l’avoir prévu. L’émotion, la surprise, la timidité, la difficulté de s’exprimer, lui ôtèrent toute présence d’esprit. Il ne put que rendre machinalement à miss Fanny ses étreintes. Maître Smith entra en ce moment, sa fille