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LE CAPITAINE RENAUD.

sous leur écume et mon dos s’est un peu voûté déjà sous leur humidité. J’ai passé si peu de temps en Angleterre, que je ne la connais que par la carte. La patrie est un être idéal que je n’ai fait qu’entrevoir, mais que je sers en esclave et qui augmente pour moi de rigueur, à mesure que je lui deviens plus nécessaire. C’est le sort commun et c’est même ce que nous devons le plus souhaiter que d’avoir de telles chaînes, mais elles sont quelquefois bien lourdes.

Il s’interrompit un instant, et nous nous tûmes tous deux, car je n’aurais pas osé dire un mot, voyant bien qu’il allait poursuivre.

— J’ai bien réfléchi, me dit-il, et je me suis interrogé sur mon devoir quand je vous ai eu à mon bord. J’aurais pu vous laisser conduire en Angleterre, mais vous auriez pu y tomber dans une misère dont je vous garantirai toujours, et dans un désespoir dont j’espère aussi vous sauver ; j’avais, pour votre père, une amitié bien vraie, et je lui en donnerai ici une preuve : s’il me voit, il sera content de moi, n’est-ce pas ?

L’amiral se tut encore et me serra la main. Il s’avança même dans la nuit et me regarda attentivement pour voir ce que j’éprouvais à mesure qu’il me parlait. Mais j’étais trop interdit pour lui répondre. Il poursuivit plus rapidement.

— J’ai déjà écrit à l’amirauté pour qu’au premier échange vous fussiez renvoyé en France. Mais cela pourra être long, ajouta-t-il, je ne vous le cache pas ; car, outre que Bonaparte s’y prête mal, on nous fait peu de prisonniers. — En attendant, je veux vous dire que je vous verrais avec plaisir étudier la langue de vos ennemis, vous voyez que nous savons la vôtre. Si vous voulez, nous travaillerons ensemble et je vous prêterai Shakspeare et le capitaine Cook. — Ne vous affligez pas, vous serez libre avant moi ; car, si l’empereur ne fait la paix, j’en ai pour toute ma vie.

Ce ton de bonté, par lequel il s’associait à moi et nous faisait camarades dans sa prison flottante, me fit de la peine pour lui ; je sentis que, dans cette vie sacrifiée et isolée, il avait besoin de faire du bien pour se consoler secrètement de la rudesse de sa mission toujours guerroyante.

— Milord, lui dis-je, avant de m’enseigner les mots d’une langue nouvelle, apprenez-moi les pensées par lesquelles vous êtes parvenu à ce calme parfait, à cette égalité d’ame qui ressemble à