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L’HOSPICE DES ALIÉNÉES À GAND.

vu, et qui, si j’en crois ce qu’on m’a dit, n’est rien moins qu’un héros de roman. Elle est folle de la plus misérable de toutes les passions : un amour doublement inégal, dans une fille de condition médiocre, et dans une fille laide. Qui peut dire ce que cette pauvre folle a souffert avant que la maladie l’eût délivrée du supplice de sa raison, et si ce n’est pas l’impossibilité d’être l’épouse d’un jeune homme de sa condition, secrètement aimé, et la douleur chaque jour renouvelée de ne pouvoir faire parler son ame sur son ingrat visage, qui l’ont jetée dans la folie de cet amour ambitieux pour un fonctionnaire public ? Tristes contradictions de la destinée ! telle femme a toutes les beautés du corps, et fait rêver toutes celles de l’ame ; mais elle est sans cœur et sans bonté : telle autre cache en elle d’ineffables trésors de tendresse, d’amour, de dévouement ; mais son visage est repoussant. Il faut pourtant que toutes ces richesses de l’ame trouvent à s’épancher, ou qu’elles brisent la pauvre créature en qui Dieu les a mises. Si elle a la tête faible, sa raison s’en ira, et, avec sa raison, le monde réel où sa laideur l’avait condamnée à ne pas aimer ; elle vivra dans un monde imaginaire où elle sera belle, où elle osera aimer, où elle attendra tous les jours l’arrivée de l’amant. Si sa tête résiste à toutes les angoisses d’une fausse destinée, elle traînera quelque temps après elle sa raison tenace, et se débattra, dans ses nuits solitaires, avec la fatalité ; bientôt, la vie s’affaiblissant, le monde, autour d’elle, croira que c’est un défaut d’organisation physique, et que, comme elle est née laide, elle a bien pu naître chétive et languissante. Le médecin ordonnera des remèdes ; mais un soir cette pauvre ame s’échappera, calmée et heureuse, du corps qui l’a opprimée, avec des droits à d’immenses dédommagemens, ô mon Dieu ! car quel martyre a été plus douloureux et plus inutile que le sien ?

L’amante ignorée du gouverneur de Gand a eu la folie, cette mort de la raison. Elle rêve la place d’honneur dans le palais du gouvernement, le titre de gouvernante, les carrosses, les livrées, et elle porte la tête haute comme si elle était déjà la fiancée de M. Vilain xiiii. Tous ses jours sont animés par l’espérance ; elle regarde sa prison comme une dernière difficulté de païens, et elle s’attend chaque matin à ce qu’on vienne l’en tirer, pour la conduire, avec un cortége d’honneur, dans la maison de son fiancé.