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çonnés aux idées et aux besoins de notre civilisation, nous ne trouvons à cela rien que de naturel et de légitime ; nous y voyons par-dessus tout la satisfaction d’un principe, et, comme la chose ne nous touche guère, nous ne nous en inquiétons pas autrement. Les planteurs, eux, sont dans une situation bien autre ; tandis que nous sommes dans la région élevée des principes sociaux, ils sont dans la région tout-à-fait accessible des intérêts immédiats et des catastrophes présentes. Il y a même, en cela, un point que nous ne remarquons pas assez ; il y a une manière malheureusement différente pour le gouvernement de la métropole et pour les habitans des colonies, d’envisager cette même question de l’émancipation. Le gouvernement n’a pas précisément tort de s’occuper surtout, dans les grandes mesures qu’il prend, des résultats à venir qui pourront en dépendre ; il regarde toujours à un demi-siècle ou à un siècle devant lui ; les particuliers, eux, ne peuvent et ne doivent pas avoir cette prévoyance ; ce qui leur appartient, c’est le temps présent, et non le temps à venir. Les nations ne meurent pas, et elles peuvent s’inquiéter de ce qui sera un jour ; les individus meurent, et ils s’inquiètent avec raison de ce qui arrive aujourd’hui. Ainsi, la France peut se laisser séduire par la perspective lointaine des résultats attachés à la révolution coloniale ; elle peut aimer à contempler en espoir la population esclave devenue population libre, la dignité humaine satisfaite, les hommes du désert gagnés à la nature européenne ; mais le planteur ne voit, et ne peut voir, et ne doit voir que sa fortune menacée, que le pain de ses enfans et le sien compromis, que la dot de sa fille jouée contre des maximes philantropiques ; il s’effraie là où nous nous épanouissons. Or, nous disons qu’en pareil cas, les gouvernemens doivent être un peu plus aux faits, et un peu moins aux théories, un peu moins aux idées, et un peu plus aux intérêts. Nos pères ont tué l’ancien régime avec cette maxime, que les gouvernemens sont faits pour les hommes, et non les hommes pour les gouvernemens ; ne nous mettons pas en opposition avec nous-mêmes à l’occasion des colonies, et ne nous exposons pas à nous faire dire que nous ne sommes libéraux que lorsque nous y trouvons notre profit.

Il y a maintenant un peu plus d’une année que l’Angleterre est entrée dans la voie où nous ne tarderons sans doute pas à entrer. Elle a émancipé ses colonies ; mais pesons bien les circonstances de cette grande mesure. Elle a d’abord accordé cinq cents millions d’indemnité aux possesseurs d’esclaves ; ensuite elle a prorogé l’esclavage pendant sept ans, sous la dénomination d’apprentissage ; enfin elle a donné aux colonies toutes les garanties d’ordre matériel, qu’une si grande tenta-