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lisation ouvre ainsi l’entrée de la grande famille politique, et nous allons par la pensée au-devant d’eux, comme s’il s’agissait de chrétiens du seizième siècle arrachés aux infidèles de Fez ou de Maroc. Le fait est que ces affranchissemens profitent peu à ceux qui les obtiennent, et gênent fort ceux qui les accordent. Ce sont des esclaves, c’est-à-dire des gens sans aveu, sans ressource, sans père, sans mère, sans enfans, sans famille, sans liens d’aucune sorte, qui sont jetés sur la place publique, et qui apportent une intelligence ignorante à séduire et deux bras oisifs à armer aux instigateurs de révolte, qui ne manquent pas là plus qu’ailleurs. C’est ainsi une hideuse populace, plus redoutable encore que la populace européenne, parce qu’au moins celle-ci est organisée en familles, est accoutumée à un travail régulier dont elle vit et qu’elle aime, ne sort de son repaire que lorsque la faim la presse, c’est-à-dire quand le travail manque ; tandis que l’autre n’aime pas le travail, n’est dominée par aucune sorte de sentiment social qui la musèle, et est toujours mobile, toujours liquide, comme du plomb bouillant qu’on peut couler dans le moule qu’on veut. Il y a même une raison assez puissante qui entretient les affranchis dans cette redoutable oisiveté. Le travail de l’agriculture étant fait par les esclaves, il est par cela même frappé de réprobation ; dès qu’un esclave devient libre, il témoigne extérieurement de sa liberté moins par son repos lui-même que par son éloignement du travail de la terre. Les affranchissemens partiels ont donc pour premier effet d’enlever des bras à l’agriculture, sans les utiliser ailleurs, car la quantité toujours croissante des affranchis diminue dans une proportion semblable leurs autres moyens d’emploi.

Cependant, malgré ces causes permanentes de désordre, qui s’agrandissent chaque jour, on peut dire, qu’à part les grandes tentatives de révolte, auxquelles les esclaves se laissent quelquefois aller collectivement, et par l’effet de suggestions étrangères, les crimes sont beaucoup plus rares aux colonies qu’en France. La statistique de Bourbon, que nous avons déjà citée, nous fait connaître qu’il n’y a guère de condamnation capitale dans l’île qu’environ tous les six ou sept ans, et qu’il arrive même de voir s’écouler des périodes de quinze ans, sans qu’on en trouve une seule.

Nous sommes habitués à entendre raconter force rigueurs sur la manière dont les esclaves sont traités par leurs maîtres. Un rapport de M. de Montrol, publié au mois de février dernier par un journal de la marine, parlait d’une négresse qui avait été enterrée vive à la Martinique. L’auteur de ce rapport, qui est un homme grave, avait oublié une chose