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LE CAPITAINE RENAUD.

camps de Dunkerque et d’Ostende, de Calais, de Montreuil et de Saint-Omer, sous les ordres de quatre maréchaux ; le trône militaire d’où tombèrent les premières étoiles de la Légion-d’Honneur ; les revues, les fêtes, les attaques partielles, tout cet éclat réduit, selon le langage géométrique, à sa plus simple expression, eut trois buts : inquiéter l’Angleterre, assoupir l’Europe, concentrer et enthousiasmer l’armée.

Ces trois points dépassés, Bonaparte laissa tomber pièce à pièce la machine artificielle qu’il avait fait jouer à Boulogne. Quand j’y arrivai, elle jouait à vide, comme celle de Marly. Les généraux y faisaient encore les faux mouvemens d’une ardeur simulée dont ils n’avaient pas la conscience. On continuait à jeter encore à la mer quelques malheureux bateaux dédaignés par les Anglais et coulés par eux de temps à autre. Je reçus un commandement sur l’une de ces embarcations, dès le lendemain de mon arrivée.

Ce jour-là, il y avait en mer une seule frégate anglaise. Elle courait des bordées avec une majestueuse lenteur, elle allait, elle venait, elle virait, elle se penchait, elle se relevait, elle se mirait, elle glissait, elle s’arrêtait, elle jouait au soleil comme un cygne qui se baigne. Le misérable bateau plat de nouvelle et mauvaise invention s’était risqué fort avant avec quatre autres bâtimens pareils, et nous étions tout fiers de notre audace, lancés ainsi depuis le matin, lorsque nous découvrîmes tout à coup les paisibles jeux de la frégate. Ils nous eussent sans doute paru fort gracieux et poétiques, vus de la terre ferme, ou seulement si elle se fût amusée à prendre ses ébats entre l’Angleterre et nous, mais c’était au contraire entre nous et la France. La côte de Boulogne était à plus d’une lieue. Cela nous rendit pensifs. Nous fîmes force de nos mauvaises voiles et de nos plus mauvaises rames, et pendant que nous nous démenions, la paisible frégate continuait à prendre son bain de mer et à décrire mille contours agréables autour de nous, faisant le manège et changeant de main comme un cheval bien dressé et dessinant des s et des z sur l’eau, de la façon la plus aimable. Nous remarquâmes qu’elle eut la bonté de nous laisser passer plusieurs fois devant elle sans tirer un coup de canon, et même tout d’un coup elle les retira tous dans l’intérieur et ferma tous ses sabords. Je crus d’abord que c’était une manœuvre toute