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LE CAPITAINE RENAUD.

les autres en leur faisant penser que la clé de tout savoir et de tout pouvoir, clé qu’on ne cesse de chercher, est dans leur poche, et qu’ils n’ont qu’à l’ouvrir pour en tirer lumière et autorité infaillibles ? » — Je sentais pourtant que c’était là une force fausse et usurpée. Je me révoltais, je criais : « Il ment ! Son attitude, sa voix, son geste, ne sont qu’une pantomime d’acteur, une misérable parade de souveraineté, dont il doit savoir la vanité. Il n’est pas possible qu’il croie en lui-même aussi sincèrement ! Il nous défend à tous de lever le voile, mais il se voit nu par-dessous. Et que voit-il ? un pauvre ignorant comme nous tous, et sous tout cela, la créature faible ! » — Cependant je ne savais comment voir le fond de cette ame déguisée. Le pouvoir et la gloire le défendaient sur tous les points ; je tournais autour sans réussir à y rien surprendre, et ce porc-épic toujours armé se roulait devant moi, n’offrant de tous côtés que des pointes acérées. — Un jour pourtant, le hasard, notre maître à tous, les entr’ouvrit, et à travers ces piques et ces dards fit pénétrer une lumière d’un moment. — Un jour, ce fut peut-être le seul de sa vie, il rencontra plus fort que lui et recula un instant devant un ascendant plus grand que le sien. — J’en fus témoin, et me sentis vengé. — Voici comment cela m’arriva :

Nous étions à Fontainebleau. Le Pape venait d’arriver. L’Empereur l’avait attendu impatiemment pour le sacre, et l’avait reçu en voiture, montant de chaque côté au même instant avec une étiquette en apparence négligée, mais profondément calculée de manière à ne céder ni prendre le pas ; ruse italienne. Il revenait au château, tout y était en rumeur ; j’avais laissé plusieurs officiers dans la chambre qui précédait celle de l’Empereur, et j’étais resté seul dans la sienne. — Je considérais une longue table qui portait, au lieu de marbre, des mosaïques romaines, et que surchargeait un amas énorme de placets. J’avais vu souvent Bonaparte rentrer et leur faire subir une étrange épreuve. Il ne les prenait ni par ordre, ni au hasard ; mais quand leur nombre l’irritait, il passait sa main sur la table de gauche à droite et de droite à gauche, comme un faucheur, et les dispersait jusqu’à ce qu’il en eût réduit le nombre à cinq ou six qu’il ouvrait. Cette sorte de jeu dédaigneux m’avait ému singulièrement. Tous ces papiers de deuil et de détresse repoussés et jetés sur le parquet, enlevés comme par un