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absolu, et j’osai tenter quelques efforts intérieurs pour tracer des bornes, dans ma pensée, à cette donation volontaire de tant d’hommes à un homme. Cette première secousse me fit entr’ouvrir la paupière, et j’eus l’audace de regarder en face l’aigle éblouissant qui m’avait enlevé, tout enfant, et dont les ongles me pressaient les reins.

Je ne tardai pas à trouver des occasions de l’examiner de plus près, et d’épier l’esprit du grand homme, dans les actes obscurs de sa vie privée.

On avait osé créer des pages, comme je vous l’ai dit, mais nous portions l’uniforme d’officiers en attendant la livrée verte à culottes rouges que nous devions prendre au sacre. Nous servions d’écuyers, de secrétaires et d’aides-de-camp jusque-là, selon la volonté du maître qui prenait ce qu’il trouvait sous sa main. Déjà il se plaisait à peupler ses antichambres ; et comme le besoin de dominer le suivait partout, il ne pouvait s’empêcher de l’exercer dans les plus petites choses et tourmentait autour de lui ceux qui l’entouraient, par l’infatigable maniement d’une volonté toujours présente. Il s’amusait de ma timidité ; il jouait avec mes terreurs et mon respect. — Quelquefois il m’appelait brusquement, et me voyant entrer pâle et balbutiant, il s’amusait à me faire parler long-temps pour voir mes étonnemens troubler mes idées. Quelquefois, tandis que j’écrivais sous sa dictée, il me tirait l’oreille tout d’un coup, à sa manière, et me faisait une question imprévue sur quelque vulgaire connaissance comme la géographie ou l’algèbre, me posant le plus facile problème d’enfant ; il me semblait alors que la foudre tombait sur ma tête. Je savais mille fois ce qu’il demandait, j’en savais plus qu’il ne le croyait, j’en savais même souvent plus que lui, mais son œil me paralysait. Lorsqu’il était hors de la chambre, je pouvais respirer, le sang commençait à circuler dans mes veines, la mémoire me revenait et avec elle une honte inexprimable ; la rage me prenait, j’écrivais ce que j’aurais dû lui répondre ; puis je me roulais sur le tapis, je pleurais, j’avais envie de me tuer.

« Quoi ! me disais-je, il y a donc des têtes assez fortes pour être sûres de tout et n’hésiter devant personne ? des hommes qui s’étourdissent par l’action sur toute chose, et dont l’assurance écrase