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dissante. Or, suivant nous, toute poésie de M. de Vigny est engendrée par un procédé assez semblable, par un mode de transfiguration aussi merveilleuse, bien que plus douloureuse. Il ne donne jamais dans ses vers ses larmes à l’état de larmes, il les métamorphose, il en fait éclore des êtres comme Dolorida, Symétha, Éloa. S’il veut exhaler les angoisses du génie et le veuvage de cœur du poète, il ne s’en décharge pas directement par une effusion toute lyrique, comme le ferait M. de Lamartine, mais il crée Moïse. Éloa elle-même peut ne sembler autre chose, en y levant un voile, qu’une adorable et plaintive élégie d’une séduction d’amour divinisée. Pour arriver à ce vêtement complet et chaste et transparent, que de veilles, on le conçoit ! que de tissus essayés ! que de broderies quittées et reprises ! Oh ! non, jamais le vieillard que Térence appelle Celui qui se tourmentait lui-même, ne se rongeait d’autant de soucis et de pâleur, que, dans ses efforts silencieux vers le beau, cette pudique et jalouse muse. En maint endroit, la poésie de M. de Vigny a quelque chose de grand, de large, de calme, de lent ; le vers est comme une onde immense, au bord d’une nappe, et avançant sur toute sa longueur sans se briser. Le mouvement est souvent comme celui d’une eau, non pas d’une eau qui coule et descend, mais d’une eau qui s’élève et s’amoncèle avec murmure, comme l’eau du déluge, comme Moïse qui monte. Quelquefois c’est comme un cygne immobile qui plane, ailes étendues :

Dans un fluide d’or il nage puissamment ;


ou comme une large pluie de lis qui abonde avec lenteur. Au milieu de ce calme général, solennel, il se passe en un clin-d’œil des mouvemens prodigieux qui mesurent deux fois l’infini, comme dans ce vers sur l’aigle blessé :

Monte aussi vite au ciel que l’éclair en descend.

Presque toutes les belles comparaisons, qui à chaque pas émaillent le poème d’Éloa, pourraient se détourner sans effort et s’appliquer à la muse de M. de Vigny elle-même, et la villageoise qui se mire au puits de la montagne et s’y voit couronnée d’étoiles, et