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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.

mal caché, ce n’est pas de l’art, de la poésie d’Homère et de Sophocle, ni celle de Dante, ni de celle de Shakspeare, de Molière et de Racine, qu’on peut dire cela : ces sortes de poésies, quelque travaillées qu’elles semblent, demeurent toujours le riche et heureux couronnement de la nature, ramis felicibus arbos ; mais c’est bien de la poésie de Jean-Jacques, de Cowper, de Chatterton, du Tasse déjà, de Gilbert, de Werther, d’Hoffmann, et de son musicien Kreisler, et de son peintre Berthold de l’Église des Jésuites, et de son peintre Traugott de la Cour d’Arthus ; c’est de toutes ces poésies, et c’est aussi de celle de Stello, qu’on peut à bon droit le dire.

M. de Vigny n’a pas été seulement, dans Stello et dans Chatterton, le plus fin, le plus délié, le plus émouvant monographe et peintre de cette incurable maladie de l’artiste aux époques comme la nôtre, il a été et il est poète ; il a commencé par être poète pur, enthousiaste, confiant, poète d’une poésie blonde et ingénue. Ce scalpel qu’il tient si bien, qu’il dirige si sûrement le long des moindres nervures du cœur ou du front, il l’a pris tard, après l’épée, après la harpe ; il a tenté d’être, entre tous ceux de son âge, poète antique, barde biblique, chevalier-trouvère. Quelle blessure profonde l’a donc fait se détourner ? Comment l’affection, le mal sacré de l’art, la science successive de la vie, ont-elles par degrés amené en lui cette transformation ou du moins cette alliance du poète au savant, de celui qui chante à celui qui analyse ? Quel réseau d’intimes et inexplicables douleurs a d’abord longuement dessiné en lui toutes ces fibres ramifiées et déliées du poète souffrant qu’il devait plus tard mettre à nu ? Pour nous, qui l’admirons sous ses deux formes et qui espérons que l’une n’a pas irrévocablement remplacé l’autre, nous essaierons de le suivre dans sa belle vie de poète recouverte et compliquée, de le conduire du point de départ jusqu’à son œuvre nouvelle d’aujourd’hui.

Le comte Alfred de Vigny est né à Loches en Touraine, vers 98, d’un père ancien officier de cavalerie, qui avait fait la guerre de sept ans, et avait même rapporté des fraîcheurs du bivouac une sciatique opiniâtre qui pliait sa taille, spirituel d’ailleurs et ami des lettres, en un mot Alfred gai comme me disait quelqu’un qui l’a connu. Sa mère est de Beauce ; des deux côtés,