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POÈTES ET MUSICIENS ALLEMANDS.

missait au dehors dans les bruyères, tandis que la neige tombait silencieusement sur les grands chênes dépouillés, seul, vis-à-vis d’un grand feu qui projetait sur le tapis de bizarres lueurs, il lisait Hoffmann, oui, Hoffmann, le poète allemand, le même qui a écrit le Majorat, et cette merveilleuse fantaisie qui a nom le Pot d’or ; car le marquis n’était pas de ces nobles qui repoussent dédaigneusement du pied toute plante qui n’a pas été semée en même temps que leur arbre de généalogie, de ces nobles ridicules qui déclament en pleine chambre contre les idées qui ne branlent pas comme eux une tête blanchie et qui radote. Il cultivait la poésie avec passion, et suivait avec amour, dans leur carrière glorieuse, tous les jeunes noms étoilés qu’il avait vus l’un des premiers se lever au firmament ; et s’il tenait à l’ancien ordre de choses par certains liens, tous nobles et purs, s’il aimait Dieu et son roi, cela du moins ne l’empêchait pas de lire Hoffmann dans sa langue naturelle, qu’il avait apprise pendant l’émigration. Un jour, comme nous parlions ensemble de cette étrange manière de lire, il me dit : Il y a des hommes qui ont la faculté de s’élever d’un bond aux plus hauts sommets, et dont l’ame indépendante se tend et se détend par ses propres forces, comme la corde d’un arc merveilleux. Ces hommes-là sont des poètes ; qu’ils traversent la vie à leur gré, qu’ils ne prennent à la nature extérieure que tout juste ce qu’il leur en faut pour composer leur miel, qu’ils se livrent à leur fantaisie, ils en ont le droit, ils font bien, ils sont poètes ; mais moi, pauvre vieillard en qui les malheurs et le temps ont éteint toute force active, brisé toute corde vibrante, je ne puis vivre de cette vie factice ; je n’ai chaud qu’au soleil du ciel, je n’ai froid qu’à l’humidité de la terre. Cet appareil dont je m’entoure correspond parfaitement aux décors du théâtre, et me donne une illusion semblable. Depuis que je me suis accoutumé à lire de la sorte, j’ai découvert dans Hoffmann des choses auxquelles je n’avais d’abord pas pris garde, et qui aujourd’hui me font tressaillir. Croyez-vous que si l’on essayait de représenter Shakspeare, comme on faisait au temps de la reine Élisabeth, sur un théâtre nu et meublé d’un simple poteau portant pour inscription : ceci est une forêt ; ceci le port de Venise ; ceci un jardin de Vérone ; croyez-vous que le public, j’en excepte vous et nos amis, prît à l’action dramatique