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second que le vent nord-est qui nous emportait ; mais le premier bourdonnait si fort à mes oreilles, qu’il me rendit sourd pendant long-temps à tous les bruits du monde, hors à la musique de Charles xii, le canon. Le canon me semblait la voix de Bonaparte ; et tout enfant que j’étais, quand il grondait, je devenais rouge de plaisir, je sautais de joie, je lui battais des mains, je lui répondais par de grands cris. Ces premières émotions préparèrent l’enthousiasme exagéré qui fut le but et la folie de ma vie. Une rencontre mémorable pour moi décida cette sorte d’admiration fatale, cette adoration insensée à laquelle je voulus trop sacrifier.

La flotte venait d’appareiller depuis le 30 floréal an vi. Je passais le jour et la nuit sur le pont à me pénétrer du bonheur de voir la grande mer bleue et nos vaisseaux. Je comptai cent bâtimens et je ne pus tout compter. Notre ligne militaire avait une lieue d’étendue, et le demi-cercle que formait le convoi en avait au moins six. Je ne disais rien. Je regardai passer la Corse tout près de nous, traînant la Sardaigne à sa suite, et bientôt arriva la Sicile à notre gauche ; car la Junon, qui portait mon père et moi, était destinée à éclairer la route et à former l’avant-garde avec trois autres frégates. Mon père me tenait la main et me montra l’Etna tout fumant et des rochers que je n’oubliai point ; c’était la Favaniane et le Mont-Érix. Marsala, l’ancienne Lilybée, passait à travers ses vapeurs, et je pris ses maisons blanches pour des colombes perçant un nuage ; et un matin, c’était…, oui, c’était le 24 prairial, je vis, au lever du jour, arriver devant moi un tableau qui m’éblouit pour vingt ans.

Malte était debout avec ses forts, ses canons à fleur d’eau, ses longues murailles luisantes au soleil comme des marbres nouvellement polis, et sa fourmilière de galères toutes minces courant sur de longues rames rouges. Cent quatre-vingt-quatorze bâtimens français l’enveloppaient de leurs grandes voiles et de leurs pavillons bleu, rouge et blanc, que l’on hissait, en ce moment, à tous les mâts, tandis que l’étendard de la religion s’abaissait lentement sur le Gozo et le fort Saint-Elme ; c’était la dernière croix militante qui tombait. Alors la flotte tira cinq cents coups de canon.