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REVUE. — CHRONIQUE.

qu’il conçoit pour l’avenir. Ce vieux paysan irlandais, qui cause ainsi, les mains dans ses poches, sur les places publiques, est à peu près, en ce moment, le seul obstacle qui s’oppose à l’exécution des projets de ce camp d’empereurs et de rois qui se cotisent contre les révolutions, et mettent en commun leurs armées déjà si nombreuses. Il ne faut pas oublier que les conquêtes de la sainte-alliance eussent été impossibles sans les subsides de l’Angleterre, et que Daniel O’Connell travaille à mettre l’aristocratie anglaise hors d’état de songer à autre chose qu’à ses propres affaires.

On se récrie beaucoup contre la grossièreté des discours d’O’Connell ; notre délicatesse politique s’offense de ses comparaisons triviales, de ses saillies rustiques. Les nobles lords d’Angleterre comparés à des savetiers et à des tailleurs héréditaires ! Les descendans des Percy, des Norfolk et des Sussex, désignés par la bouche d’O’Connell aux mépris et aux huées dont le peuple irlandais poursuit les animaux les plus immondes ! Mais que voulez-vous ? O’Connell n’a pas dessein de faire une révolution parmi les gentilshommes et les lords ; son but n’est pas de faire impression sur les habitués des clubs nobles et des raouts. Il est grossier parce qu’il parle au peuple le plus grossier de la terre, et c’est au peuple seul qu’il veut parler. Luther, qui était aussi un de ces esprits dont l’allure est d’aller droit à leur but, Luther tenait au peuple allemand du XVIe siècle un langage tout semblable à celui que Daniel O’Connell adresse au peuple anglais et écossais du XIXe. L’anecdote de l’évêque et du chien (O’Connell et Luther diraient du chien et de l’évêque), cette anecdote citée par O’Connell, semble empruntée au grand agitateur de Wittemberg, comme en général toutes les harangues d’O’Connell. Mais Luther, à la diète de Worms et devant Charles-Quint, n’était plus Luther dans les tavernes de la Saxe, comme O’Connell au parlement n’est pas l’O’Connell des rues de Glascow et d’Édimbourg, où il marche entouré de chaudronniers et d’engraisseurs de porcs. Au parlement, le style d’O’Connell est simple, ferme et presque noble ; sa parole est mesurée, lente et calme, et lord Brougham, qui se pique de ne pas s’écarter des formes parlementaires, est assurément un orateur plus violent et plus blessant que lui. Il ne faut donc pas se tromper à la violence d’O’Connell, et croire qu’il ait ce fanatisme qu’on a bien voulu lui prêter. On a demandé pourquoi ses actes et ses discours n’ont pas été l’objet d’une poursuite de la part du gouvernement anglais ; pourquoi le ministère souffre qu’un Irlandais vienne ainsi détruire audacieusement le vieil et saint édifice de la constitution à l’ombre de laquelle l’Angleterre prospère depuis tant d’années ? Nous dirons pourquoi.