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rant, et se jetaient dans des rues étroites et noires. Ils se collaient contre des petites portes d’allées qui s’ouvraient comme des trappes et se refermaient sur eux. Alors rien ne remuait plus, et la ville semblait n’avoir que des habitans morts et des maisons pestiférées.

On rencontrait, de distance en distance, une masse sombre, inerte, que l’on ne reconnaissait qu’en la touchant ; c’était un bataillon de la garde, debout, sans mouvement, sans voix. Plus loin, une batterie d’artillerie, surmontée de ses mèches allumées comme de deux étoiles.

On passait impunément devant ces corps imposans et sombres, on tournait autour d’eux, on s’en allait, on revenait sans en recevoir une question, une injure, un mot. Ils étaient inoffensifs, sans colère, sans haine ; ils étaient résignés et ils attendaient.

Comme j’approchais de l’un des bataillons les plus nombreux, un officier s’avança vers moi avec une extrême politesse, et me demanda si les flammes que l’on voyait au loin éclairer la porte Saint-Denis ne venaient point d’un incendie ; il allait se porter en avant avec sa compagnie pour s’en assurer. Je lui dis qu’elles sortaient de quelques grands arbres que faisaient abattre et brûler des marchands, profitant du trouble pour détruire ces vieux ormes qui cachaient leurs boutiques. Alors, s’asseyant sur l’un des bancs de pierre du boulevard, il se mit à faire des lignes et des ronds sur le sable avec une canne de jonc. Ce fut à quoi je le reconnus, tandis qu’il me reconnaissait à mon visage ; comme je restais debout devant lui, il me serra la main et me pria de m’asseoir à son côté.

Le capitaine Renaud était un homme d’un sens droit et sévère et d’un esprit très cultivé, comme la garde en renfermait beaucoup à cette époque. Son caractère et ses habitudes nous étaient fort connus, et ceux qui liront ces souvenirs sauront bien sur quel visage sérieux ils doivent placer son nom de guerre donné par les soldats, adopté par les officiers, et reçu indifféremment par l’homme. Comme les vieilles familles, les vieux régimens, conservés intacts par la paix, prennent des coutumes familières et inventent des noms caractéristiques pour leurs enfans. Une ancienne blessure à la jambe droite motivait cette habitude du capi-