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POÉSIES POPULAIRES DE LA BRETAGNE.

— Et le parlement n’empêchera plus de jouer les tragédies, dit Abalen.

— Et moi, ajouta Tanguy, je deviendrai expert dans l’art de maître Collinée, et j’imprimerai les belles poésies de la Bretagne, et nous aurons nos livres, comme nous avons nos clochers, nos rivières et nos montagnes !

Un cri général de joie répondit au jeune homme.

— Béni soit le jour où tu es venu parmi nous, Tanguy, dit l’arquebusier en étendant vers lui sa large main ; tu nous as fait aimer mieux notre pays et notre langage ; tu es un brave compagnon, et si quelqu’un te voulait du mal, rappelle-toi que tu as dans ce corps-ci une douzaine de pichets de sang prêts à couler pour toi.

— Les Kernewotes n’ont pas moins de sang dans les veines que ceux du pays de Tréguier, répondit Tanguy, touchant la main d’Abalen et en s’inclinant avec une courtoisie toute chevaleresque ; j’ai un crâne à faire défoncer à ton service.

— Je voudrais voir comme je te vois, ajouta l’armurier, l’auteur de Sainte Triffine, car celui-là aussi est un chrétien et un Breton.

— Tu le vois comme tu me vois, Abalen, car l’auteur de Sainte Triffine, c’est moi.

Une exclamation de surprise s’éleva à ces mots, et les regards se tournèrent vers le Kernewote, qui, rouge jusqu’au front, baissait les yeux et penchait la tête avec un mouvement à la fois fier et modeste ; bientôt les applaudissemens éclatèrent de toutes parts.

— Malo ! malo ! Noël au Kernewote ! Noël à Sainte Triffine ! Noël à la Bretagne et aux auteurs bretons ! du cidre, une mer de cidre, veuve Flohic, c’est aujourd’hui fête.

— Il est minuit, mes gens, dit une voix sèche qui sortit du fond de l’âtre ; les chrétiens doivent rentrer chez eux maintenant.

En prononçant ces mots, la veuve Flohic s’était levée du banc qu’elle occupait dans le fond de l’immense cheminée, et, tenant à la main une chandelle de résine retenue entre les deux branches d’un bâton fendu, elle s’avançait vers la table pour enlever les pichets.

— Est-il vraiment l’heure des morts ? demanda Troadec.

— Écoutez, dit la veuve.

Les buveurs firent silence et penchèrent la tête. Le son triste et clair d’une cloche arriva distinctement jusqu’à la salle de l’auberge ; tous se découvrirent et se signèrent ; bientôt une voix lugubre s’éleva dans la nuit :


Réveillez-vous, gens qui dormez,
Priez Dieu pour les trépassés.