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cette nourriture avare destinée seulement à empêcher d’expirer trop tôt ceux qu’attend la mort à une heure marquée.

Eh bien ! nous acceptons ces misères, et nous écrirons. Mieux vaut une pensée mutilée que le silence. Ne préfère-t-on pas un torse brisé à la perte entière de la statue ? Nous écrirons, nous confiant tout ensemble à notre pensée et à celle de nos lecteurs.

La pensée est infinie dans ses procédés et ses ressources ; elle peut apprendre à se maîtriser si bien elle-même, qu’elle échappe à ses oppresseurs, et pour rester libre, elle doit devenir de plus en plus habile. Qu’elle demande son indépendance à la méthode ; le moment est venu pour elle de veiller sur elle-même, de se calmer, d’être chaste, sobre, et de se vêtir ; ce régime ne la tuera pas ; il la réservera vigoureuse et puissante pour des temps meilleurs ; un jour les voiles tomberont, et cette pensée, aujourd’hui destinée à la prison et à l’exil, ressaisira l’empire du monde avec une force que n’aura pas affaiblie la gêne momentanée de ses fers.

Et nos lecteurs, avons-nous tort de nous y confier ? Est-ce s’abuser que de compter ici sur leur complicité généreuse ? Ils suppléeront ce que nous n’écrirons pas ; eux et nous, nous pensons, nous conspirons ensemble. Le lecteur suit aujourd’hui l’écrivain de sa faveur et de son estime ; par cela seul qu’il écrit, un homme aujourd’hui mérite d’être loué. Il montre du courage, et pour le récompenser, cette bravoure morale sera toujours appelée du talent. On lui tiendra compte de tout ; ce qu’il trouvera l’art d’exprimer, sera nommé une noble audace ; ce qu’il ne dira pas, habileté profonde. Le lecteur lui prêtera souvent beaucoup plus qu’il n’aurait peut-être fourni lui-même, et lui promettra, pour prix de ses efforts, de rêver le reste.

Au surplus, en ce qui nous concerne, nous n’avons point à dissimuler nos idées et nos espérances. Nous avons conçu le développement progressif de la société française : est-ce un délit ? Nous avons désiré les progrès d’une démocratie intelligente : est-ce un crime ? Nous croyons opiniâtrement à l’avenir, est-ce un attentat ?

Une loi nouvelle existe ; elle est dure et menaçante. Il est donc sage et nécessaire de la craindre et de la respecter. Tant que ses dispositions prévaudront officiellement, il faudra s’y soumettre.