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POÉSIES POPULAIRES DE LA BRETAGNE.

les gênes du ménage, sans qu’un soupir tombé de leurs lèvres, sans qu’une ride plissée sur leur front protestât contre leurs souffrances ; une de ces femmes dont l’ame est si simple, si pure, si bien conformée, que la douleur y passe, comme sur un corps vigoureux et sain, sans pouvoir l’enfiévrer ? véritables vases d’élection où rien n’aigrit, où les pensées et les sentimens tombent ainsi que la rosée dans le calice des fleurs, sans y laisser d’amertume ni de lie ; de ces femmes qui sont long-temps gaies, long-temps belles, long-temps aimantes ; qu’on ne peut regarder sans s’attendrir, et auxquelles on attacherait volontiers des ailes pour les renvoyer au ciel, si on n’aimait mieux les voir des femmes que des anges. Si vous n’en avez pas rencontré de telles, du moins vous en avez rêvé. Eh bien ! telle est Triffine, épouse d’Arthur, et reine de Bretagne ; Triffine, la pauvre jeune fille d’Hybernie, poursuivie par le démon, dans la personne de son frère Kervoura ; Triffine, qui passe par toutes les hontes, par toutes les terreurs, par toutes les souffrances, et qui reste tendre, douce jusqu’à la fin. Et ne croyez pas que cette céleste résignation lui vienne d’insensibilité. La jeune fille d’Hybernie aime les beaux vêtemens, les pages à toques bleues, et les crucifix d’or. Elle aime à s’asseoir aux pieds de son noble époux, sa tête blonde bercée sur ses genoux ; elle aime la vie, car, près de mourir, elle pleure, elle crie à Dieu son effroi, elle lui dit : — « Mourir ! mourir d’une mort violente ! mais vous ne savez donc pas ce que c’est que mourir. Seigneur ! » — Connaissez-vous rien de plus terrible, de plus éperdu, de plus sublime, que ces paroles adressées à Dieu : Mais vous ne savez donc pas ce que c’est que mourir, Seigneur ! — Et plus tard, à genoux sur l’échafaud, elle étend encore ses bras vers les jeunes filles qu’elle voit dans la foule, et leur dit : — « Adieu, jeunes filles ! adieu, heureuses jeunes filles ! dans votre joie de vivre n’oubliez pas Triffine que les vers mangeront dans sa fosse ; adieu à tous ceux qui sont ici, ajoute-t-elle ; il en est un surtout à qui je dis trois fois adieu, je l’attendrai dans le ciel. » — Et Arthur, à qui elle adresse ces mots, est là, vis-à-vis ; il est venu pour voir sa tête rouler à terre, et elle ne lui en veut pas, elle l’aime toujours ; elle lui a dit : — « Je meurs sans colère, car c’est vous qui me faites mourir ; je meurs sans regrets, car vous ne m’aimez plus ! » Cela n’est-il pas beau, cela n’est-il pas déchirant ? Ne trouvez-vous point que cette Triffine est parente de Desdemona ? qu’elle n’est ni moins dévouée, ni moins mélancolique, ni moins belle à voir mourir ?

Aux amateurs de mythes, nous pourrions dire que Triffine personnifie la femme bretonne, soumise, pieuse, façonnée au joug de l’homme, et prenant la vie avec résignation comme une épreuve, où tout ce qui n’est pas douleur est une grâce ; mais telle n’a point été la pensée de l’auteur.