Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 3.djvu/592

Cette page a été validée par deux contributeurs.
584
REVUE DES DEUX MONDES.

la gelée du prochain hiver ait partagé ces dalles, mon cœur se sera à jamais glacé dans la tombe. Qu’est-ce que la vie de l’homme dont il compte tous les instans, sachant que le dernier s’approche et qu’il n’y échappera pas ? Ces murs, ces festons de lierre, ces tilleuls que le houblon embrasse, ces grands pignons qui semblent vouloir déchirer le ciel et que ronge l’humidité de la lune, tout cela songe-t-il à la destruction ? toutes ces choses entendent-elles le balancier de l’horloge ? est-ce pour elles que le timbre impitoyable mesure et compte le temps ? Il n’y a que toi ici, homme mélancolique, créature éphémère et craintive, qui saches quelle heure il est ; toi seul comprends cette voix lugubre qui part du clocher et qui coupe ta vie par petites portions égales sans jamais s’arrêter ou se ralentir. Va, prends ton bâton et voyage, tu pourras revenir et trouver la maison debout. Telle qu’elle est, elle durera plus que toi ; il faudra encore des années pour l’anéantir, un coup de vent te balaiera peut-être demain !

.............................

La nuit dernière un grand vacarme a troublé mon sommeil ; on a sonné à rompre la cloche, on a frappé à enfoncer la porte. Enfin on m’a crié à travers le guichet, comme dans les comédies de Molière : — Ouvrez, de par le roi. — Cette fois je n’ai pas eu peur ; que peut-on craindre des hommes quand on a un passeport en règle dans sa poche ? La gendarmerie a trouvé le mien orthodoxe, et pourtant les rayons de lumière qu’on aperçoit parfois le soir aux fenêtres de cette maison inhabitée, le dîner pythagorique qui passe tous les jours par le guichet, ont été pour quelques voisins un grand sujet de crainte et de scandale. D’abord la lumière m’avait fait passer pour un esprit ; mais le dîner, en révélant mon existence matérielle, m’a donné l’air d’un conspirateur. Il a fallu aller ce matin rendre compte de ma conduite aux magistrats. Mon innocence a été bientôt reconnue ; mais j’ai appris, chemin faisant, que, pendant ma retraite, la face de la France avait été changée. L’explosion d’une machine infernale, dont les résultats ont été bien assez funestes par eux-mêmes, a donné au despotisme de prétendus droits sur les plus purs ou sur les plus pai-