Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 3.djvu/589

Cette page a été validée par deux contributeurs.
581
LETTRES D’UN VOYAGEUR.

tout (ô langue des dieux que j’entends aussi et ne puis parler non plus !), n’est-ce pas assez pour un grenier d’artiste ? Lisez-moi des vers, improvisez-moi sur le piano ces délicieuses pastorales qui font pleurer le vieux Éverard et moi, parce qu’elles nous rappellent nos jeunes ans, nos collines et les chèvres que nous paissions. Laissez-moi savourer pendant ce temps l’ivresse du latakia, ou tomber en extase dans un coin derrière une pile de carreaux. N’avons-nous pas vu de beaux jours ? n’avons-nous pas été de bons enfans du Dieu qui bénit les cœurs simples ? n’avons-nous pas vu fuir les heures, sans désirer d’en hâter le cours, comme font tous les hommes du siècle, pour arriver à je ne sais quel but misérable d’ambition ou de vanité ? Vous souvenez-vous de Puzzi assis aux pieds du saint de la Bretagne, qui lui disait de si belles choses avec une bonté et une simplicité d’apôtre ? vous souvenez-vous d’Éverard plongé dans un triste ravissement pendant que vous faisiez de la musique, et se levant tout à coup pour vous dire de sa voix profonde : « Jeune homme, vous êtes grand ! » et de mon frère Emmanuel qui me cachait dans une des vastes poches de sa redingote pour entrer à la chambre des pairs, et qui, en rentrant chez moi, me posait sur le piano, en vous disant : « Une autre fois, vous mettrez mon cher frère dans un cornet de papier, afin qu’il ne dérange pas sa chevelure. » Vous souvenez-vous de cette blonde péri à la robe d’azur, aimable et noble créature, qui descendit un soir du ciel dans le grenier du poète, et s’assit entre nous deux, comme les merveilleuses princesses qui apparaissent aux pauvres artistes dans les joyeux contes d’Hoffmann ? Vous souvenez-vous de cette autre visite moins fantastique, mais grotesque en revanche, où nous nous conduisîmes en écoliers effrontés ? au point que j’en ris encore, seul dans les ténèbres de la nuit… Chut ! les échos de la maison déserte, peu habitués à une pareille inconvenance, s’éveillent et me répondent d’un ton irrité. Les dieux lares se regardent avec étonnement, et délibèrent de me chasser. — Pardon et soumission devant vous, hôtes mystérieux qui souffrez ici ma présence ! vous savez que je vous respecte et vous crains ; vous savez que je n’ai pas ouvert les persiennes aux rayons du soleil depuis que j’habite parmi vous ;