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mangent durant le jour. J’ai une de ces organisations actives, robustes, insouciantes, rompues à la fatigue, sur lesquelles s’émoussent toutes les délicatesses de la perception et toutes les révélations du sens magnétique. J’ai trop vécu en paysan, en bohémien, en soldat. J’ai épaissi mon écorce, j’ai durci la peau de mes pieds sur les pierres de tous les chemins, et je me rappelle avec étonnement ces jours de ma jeunesse où la moindre inquiétude ou la moindre espérance me crispait comme une sensitive. Pourquoi suis-je devenu un rocher ?

Ainsi l’a voulu ma destinée ; mais, en devenant rude et sauvage, je n’en suis pas moins resté dévot jusqu’à la superstition envers les organisations supérieures. Plus je me sens retourner à la condition du travailleur vulgaire, plus j’ai de crainte et de respect pour ces êtres frêles et nerveux qui vivent d’électricité, et qui semblent lire dans les mystères du monde surnaturel. J’ai une frayeur affreuse des fatalistes, des sorciers, des somnambules, des inspirés, des devins et des pythonisses, car je ne suis pas brave. Je ne crains jamais rien, parce que je ne pressens et ne prévois jamais rien. Mais si on frappe mon imagination par une apparence de sorcellerie ou de divinité, j’ai un tel goût pour le prodigieux, que je suis capable de me livrer à l’étrange et inexplicable attrait de la peur.

Le pouvoir de Lavater sur moi eût été immense, si je l’eusse connu, puisque, du fond de la tombe, sa puissance intellectuelle, jointe à tant de vertu et à une si profonde sagesse, fait sur mon cœur une impression si vive et si absolue. Depuis que je suis confiné dans cette retraite, le souvenir de tout ce qui m’est cher ne se présente plus à moi qu’à travers le miroir magique qu’il a mis devant mes yeux. Je salue à l’aspect de vos spectres chéris, ô mes amis ! ô mes maîtres ! les trésors de grandeur ou de bonté qui sont en vous, et que le doigt de Dieu a révélés en caractères sacrés sur vos nobles fronts ! La voûte immense du crâne chauve d’Éverard, si belle et si vaste, si parfaite et si complète dans ses contours, qu’on ne sait quelle magnifique faculté domine en lui toutes les autres ; ce nez, ce menton et ce sourcil dont l’énergie ferait trembler si la délicatesse exquise de l’intelligence ne résidait dans la narine, la bonté surhumaine dans le regard, et la sagesse in-