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LETTRES D’UN VOYAGEUR.

accessoire dans ces diverses destinées. Leurs résultats se fussent produits plus ou moins vite, si les individus n’avaient pas su lire. Et quant à moi, vous savez que j’ai un profond respect pour les illettrés. Je me prosterne devant les grands écrivains et devant les grands poètes ; et pourtant il est des jours où, à l’aspect de certaines âmes si naïves et si saintement ignorantes, je brûlerais volontiers la bibliothèque d’Alexandrie.

Cela posé, je puis bien vous dire qu’en raison de ma nonchalance et de mon inaptitude exceptionnelle à toute espèce de résultat social, je suis de ceux pour qui la connaissance d’un livre peut devenir un véritable événement moral. Le peu de bons ouvrages dont je me suis pénétré depuis que j’existe, a développé le peu de bonnes qualités que j’ai. Je ne sais ce qu’auraient produit de mauvaises lectures ; je n’en ai point fait, ayant eu le bonheur d’être bien dirigé dès mon enfance. Il ne me reste donc à cet égard que les plus doux et les plus chers souvenirs. Un livre a toujours été pour moi un ami, un conseil, un consolateur éloquent et calme, dont je ne voulais pas épuiser vite les ressources, et que je gardais pour les occasions favorables. Oh ! quel est celui de nous qui ne se rappelle avec amour les premiers ouvrages qu’il a dévorés ou savourés ! La couverture d’un bouquin poudreux, que vous retrouvez sur les rayons d’une armoire oubliée, ne vous a-t-elle jamais retracé les gracieux tableaux de vos jeunes années ? N’avez-vous pas cru voir surgir devant vous la grande prairie baignée de rouges clartés du soir, lorsque vous le fûtes pour la première fois ? le vieil ormeau et la haie qui vous abritèrent, et le fossé dont le revers vous servit de lit de repos et de table de travail, tandis que la grive chantait la retraite à ses compagnes, et que le pipeau du vacher se perdait dans l’éloignement ? Oh ! que la nuit tombait vite sur ces pages divines ! que le crépuscule faisait cruellement flotter les caractères sur la feuille pâlissante ! C’en est fait, les agneaux bêlent, les brebis sont arrivées à l’étable, le grillon prend possession des chaumes de la plaine. Les formes des arbres s’effacent dans le vague de l’air, comme tout-à-l’heure les caractères sur le livre. Il faut partir ; le chemin est pierreux, l’écluse est étroite et glissante ; la côte est rude ; vous êtes couvert de sueur ; mais vous aurez beau faire, vous arriverez trop tard, le souper