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ÉRASME.

abaissemens et des défaillances incroyables ; impartiale, encore à la manière de l’homme, c’est-à-dire à la condition de se passionner sans cesse et d’aller au-delà du vrai ; et au lieu du témoin invisible de tout-à-l’heure, mettez à côté de cet homme une publicité qui s’empare de tout son temps et de toutes ses pensées, qui dévore sa vie publique et sa vie privée, qui ne le laisse pas souffler un moment, qui ne lui laisse rien garder, ni ces doutes qui préparent les croyances, ni ces croyances qui mènent aux doutes, ni ces idées secondaires qui déterminent les idées principales et souvent les contredisent, et qui devaient rester dans le sanctuaire de la conscience ou être emportées par les vents ; une publicité qui le secoue et l’épuise tout entier, qui lui dérobe à la fois l’édifice et les échafaudages qui ont servi à le bâtir, qui fait sa pâture de tous ces intermédiaires dont chaque action principale de sa vie est séparée ; — eh bien ! sera-ce par ces inconséquences de détail, ou par l’unité et la teneur qui lie entre elles toutes les parties de sa vie publique, que vous jugerez cet homme, et direz-vous qu’il s’est contredit parce qu’il n’a pas eu l’unité de la brute ou de Dieu ? Non. Au vrai sens, au sens large, il n’y a de contradictions que celles qui portent sur la conduite générale de la vie, que celles qui s’évaluent à prix d’argent, qui s’achètent et se vendent. Les autres ne sont que le flux et le reflux naturels de cet être ondoyant et divers, dont l’ame oscille long-temps à tous les points du faux et du vrai, avant de se fixer dans cette certitude relative et dans cette immuabilité fragile où il est donné à l’homme d’arriver. Montaigne, que je cite, et qui se contredit d’une page à l’autre, au sens étroit que nous combattons, vous fait-il l’effet d’un homme sans consistance morale et sans arrêt ? Non. Peu de raisons d’homme plus flottantes ont été plus fermes, peu de douteurs plus sincères ont approché de plus près de la certitude humaine. C’est un homme qui a tout pesé et tout rejeté, sauf pourtant quelques points capitaux, placés de distance en distance dans la vie, où nous le retrouvons un et invariable. C’est à ces jalons qu’il faut suivre et reconnaître les caractères ; l’intervalle est une poussière qui voltige et se renouvelle sans cesse à tous les vents de la nature humaine.

On ferait un beau portrait d’Érasme en ne le représentant que