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face de l’église Saint-Antoine ; c’était le petit port, où relâchaient d’ordinaire les barques de pêche, et les radeaux de petits chargemens. C’est de ce port que les amis d’Érasme lui conseillèrent de s’embarquer. Tout était prêt. Les matelots étaient à leurs rames ; il ne manquait que le laissez-passer du sénat ; mais ce laissez-passer ne venait pas. On fit d’abord des difficultés sur les bagages d’une servante d’Érasme ; ces difficultés levées, ce fut le patron de la barque qu’on manda au sénat. On l’interrogea une première fois, puis une seconde ; sur quoi ? Érasme n’en savait rien, et n’en était que plus inquiet. Debout sur le pont, enveloppé d’un manteau fourré, dernier présent du bon Froben, le regard inquiet, on pouvait croire qu’il était en proie à toutes les angoisses de la peur. Aussi bien, il n’ignorait pas les dispositions d’une bonne partie du sénat à son égard : des paroles menaçantes avaient été prononcées ; pourquoi retenait-on le patron de la barque ? Allait-il être livré aux iconoclastes de Bâle ? On était au mois d’avril, et le fleuve exhalait une brume piquante. Érasme tremblait de tous ses membres. Était-ce de crainte ? — il eût pu dire que c’était de froid. Le sort de toutes ses actions et de toutes ses paroles était de laisser quelques doutes.

Enfin le patron revint du sénat. Quel ordre apportait-il ? celui de s’embarquer du grand port, tout près du pont. Était-ce une mesure de police des nouvelles autorités ? était-ce pour contrarier le pauvre Érasme ? Quoiqu’il en soit, il n’y avait pas à hésiter ; la barque remonta donc le fleuve jusqu’au pont, et Érasme se vit forcé d’affronter l’honneur d’un départ au grand jour, honneur auquel ses amis, d’accord avec un de ces sentimens secrets qu’on ne dit pas, même à ses amis, avaient cru devoir le soustraire. Il parut devant le peuple, qui le regarda partir sans l’accompagner ni d’un geste ni d’un cri. Érasme s’en félicitait, comme un homme qui s’était attendu au mal. Il avait cette vanité des esprits inquiets qui leur fait croire qu’ils n’inspirent pas de sentimens médiocres, et qu’on ne peut pas moins faire que les haïr. Il attribua sans doute à son air délibéré et à la dignité de sa pose, en montant dans la barque, ce qu’il fallait attribuer à l’indifférence des spectateurs, lesquels ne lui voulaient ni assez de bien pour le saluer par des regrets, ni assez de mal pour violer dans sa personne les lois de l’hospitalité.