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ÉRASME.

toujours avec les hommes, par les hommes, pour les hommes, soit dans le passé, soit dans le présent, au sein de leurs livres ou au fort de leurs querelles, et ne pas connaître un de ces momens où penser et sentir sont une même chose, où l’on ne vit plus de mémoire et d’imitation, mais d’instinct, et où l’on rêve un Dieu qui n’est ni celui des religions ni celui des philosophes, ni le Dieu des catéchismes ni le Dieu des systèmes, mais qui est cette ame universelle qui remplit la terre et le ciel, fait parler tous les êtres et rouler toutes les sphères ; enfin se donner par le travail une fièvre lente et continue, qui vous rend incapable du repos : voilà quelle fut la vie d’Érasme, voilà quelle fut sa gloire !

Ce fut aussi la vie et la gloire de son époque ! Il n’y eut pas de saisons, pas de printemps, pas de loisirs, pas une heure perdue, pas une pensée sans but, pas un caprice, pour cette époque de révolution et de conquête ! Jamais tâche plus effrayante ne pesa sur les générations des hommes ! Retrouver le passé, se tenir quelque temps dans un certain équilibre sur un présent mouvant comme le sable, préparer l’avenir, telle fut cette triple tâche. Dans ce temps-là, le même homme était érudit, conseiller de l’empereur et réformiste ; touchant, par ces trois ordres de travaux, au passé, au présent et à l’avenir : le même homme maniait la plume et l’épée, montait dans la chaire, faisait des traités, exhumait les vieux livres ; le même homme vivait dans trois mondes à la fois. Le caractère, je devrais dire le ridicule de notre époque, c’est qu’on y méprise la tradition, et que chacun s’y fait souche et principe de toutes choses, société, religion, art ; au temps d’Érasme on était plus humble ; l’homme se trouvait à peine assuré en donnant la main à ses ancêtres, et en apprenant d’eux tout ce qu’ils avaient connu de la science de la vie. Le passé et le présent étaient solidaires ; on croyait que l’arbre de la science était né le même jour que l’homme, et que c’était le même tronc qui poussait incessamment de nouvelles branches ; mais personne n’aurait pensé qu’il eût dans sa main la semence d’un nouvel arbre. Dans ce temps-là on ne connaissait pas le poète, cet être tombé du ciel qui naît sans père et meurt sans enfans, et pour qui le monde contemporain n’est qu’un piédestal d’où il s’élance dans un monde qui n’est qu’à lui et à Dieu, et où il vient replier de temps en temps