Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 3.djvu/523

Cette page a été validée par deux contributeurs.
515
ÉRASME.

Froben entre en ce moment, Froben, son imprimeur et son ami. Il vient lui soumettre des doutes sur un passage de la dissertation sur le choix des mets, et le prier de relire, et au besoin de corriger, un manuscrit de Vivès, qu’il a quelque répugnance à imprimer. Érasme lui demande son bras pour faire quelques tours de chambre, et quelques minutes pour achever sa lettre à Jean Turzon. Soutenu d’un côté par un domestique, de l’autre appuyé sur le bras de Froben, il descend de son lit et se traîne dans sa chambre, le corps plié en deux par la souffrance ; puis il continue sa lettre :

« Tes deux clepsydres portent cette inscription : Hâte-toi lentement. C’est un ordre qu’entend la poussière qui tombe lentement par le petit trou ; mais notre vie s’envole avec une grande vitesse, et la mort n’accourt pas moins vite, même après que cette poussière a cessé de tomber. Sur l’un des deux je vois en haut : hâte-toi lentement, et en bas une image de la mort. Puisse-t-elle, ô Turzon, te frapper le plus tard possible, toi qui es digne non d’une vie longue, mais d’une vie immortelle ! »

Comme tout cela est tiré, affecté, puéril ! Quel triste emploi d’un temps dont l’habitude de souffrir lui faisait compter toutes les minutes ! Il en arrive au bonnet :

« Ton bonnet ne pourra me servir que chez moi. Il est trop riche pour un homme de si peu que moi, — à moins que tu ne croies qu’Érasme soit quelque chose ; — il est d’ailleurs d’une forme étrangère aux usages de ce pays. Autrefois, selon le proverbe, tout allait bien aux gens de bien ; aujourd’hui rien ne sied qu’aux hommes puissans. Je le garderai pourtant comme un gage qui me rappellera Jean Turzon. »

Demain il faudra recommencer cette comédie pitoyable d’un moribond qui fait de l’esprit sur les cadeaux qu’on lui envoie. Demain il faudra remercier sur ce ton quelque autre grand personnage, soit pour le don d’un gobelet d’argent ciselé ; — c’était l’analogue des cabarets et des tabatières avec portraits de ce temps-ci ; — soit pour un anneau, soit pour un cheval que lui enverront d’Angleterre des amis qui le croient encore ingambe, et auxquels il répondra qu’il est à peine assez bon cavalier pour se tenir en selle sur un âne.