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demande grâce, comme Faust à Méphistophélès l’entraînant malgré lui vers le Brocken.

Enfin, nous voici sur la cumbre ! Il me restait encore un peu de vin auquel j’avais ajouté quelques gouttes d’eau pour allonger la ration ; mais quand je voulus le porter à mes lèvres, il était gelé ; cependant, je ne sentais pas qu’il fît grand froid, et j’oubliais qu’en rasant le sommet des montagnes, les plus hauts nuages me coudoyaient. Ce pic est la ligne de séparation des deux républiques. Devant nous le Chili, derrière les provinces Argentines. Le soleil illumina les vapeurs diaphanes du matin ; on eût pu croire qu’il paraissait tout exprès pour saluer notre arrivée au sommet des Andes. Le courrier m’annonça qu’il était chez lui en criant : Viva la patria ! — Pour moi, étranger, mon pays eût encore été de préférence celui que je venais de quitter. Chose étonnante ! on se hâte en voyage, impatient de voir de nouvelles contrées, et souvent on éprouve, à l’aspect d’une terre inconnue et long-temps désirée, un serrement de cœur, un isolement qui fait mal. Alors je me rappelai cette joyeuse petite ville de Mendoza, si hospitalière, si folle de fêtes et de plaisirs, que les interminables révolutions dont elle est accablée n’ont pu encore abattre : alors je regrettai cette délicieuse vallée que j’avais parcourue tant de fois, que je savais par cœur ; toutes ces choses passées s’embellissaient dans mon souvenir d’un charme inattendu. Le voyageur, hélas ! ne rencontre que des joies, des affections éphémères ; c’est pour cela qu’il est porté à les renouveler si vite.

Quand le soleil fut au niveau des montagnes, il colora d’une nuance rose les nuées suspendues dans l’espace ; puis elles se condensèrent, et descendirent humblement vers l’abîme, au fond duquel la casucha s’apercevait à peine. Nous restâmes seuls au-dessus de cette mer de vapeurs, sur le roc isolé, comme des naufragés jetés sur un écueil. On éprouve un vague sentiment de terreur à se voir dans ces hautes régions ; il semble, quand on regarde les nuages courir sous ses pieds, que toute communication est interdite avec les gens de la terre, et que rien ne sépare plus des habitans du ciel.

Après avoir dévoré un peu de viande sèche et quelques miettes de biscuit gelé depuis long-temps, nous commençâmes à descen-