Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 3.djvu/497

Cette page a été validée par deux contributeurs.
489
PASSAGE DES ANDES.

cependant de petits moineaux à crête jaune se suspendent en voltigeant au-dessus du gouffre terrible que l’homme côtoie avec tant de peine. Puis la soif dévore ; les ruisseaux sont arrêtés, il faut souvent porter l’eau dans des sacs de cuir, et se geler les doigts pendant une lieue : arrivé à la halte, on corrige avec un peu de farine de maïs ce breuvage trop froid, dont l’effet nuisible se ferait sentir instantanément ; la corne de bœuf passe à la ronde, mais l’Européen ne peut avaler cette boisson fade, mêlée de son, sans se rappeler celle qu’on donne à nos chevaux.

Nous fîmes cependant une heureuse rencontre : un arriero avait abandonné au pied d’un roc une charge entière composée de plusieurs sacs ; les renards en avaient rongé le cuir, et quelques poignées de riz s’étaient répandues. Nous éprouvions une forte tentation : ce riz eût été excellent pour donner quelque consistance au bouillon clair, plein de poivre et de piment, qui formait la base habituelle du souper. Mais le courrier, accoutumé à respecter ses lettres avec la conscience d’un homme qui ne sait pas lire, le courrier voyait dans ces sacs un dépôt confié à sa probité ; et en effet, lui seul passait par là pendant toute la durée de l’hiver. Enfin, après avoir constaté d’une part le mauvais état de la charge délaissée, le ravage déjà occasionné par les animaux, la certitude que la première avalanche entraînerait le tout dans un abîme où personne ne le pourrait atteindre, et de l’autre l’état d’urgence où nous nous trouvions nous-mêmes après avoir perdu le tiers de nos vivres, nous nous permîmes de prendre environ une livre de riz, en promettant de la payer au consignataire, dès notre arrivée à Santiago.

Une casucha presque ruinée n’offrant pas d’asile, nous nous dirigeâmes vers la suivante, qu’on apercevait bien loin à travers une masse de rochers. La route devenait moins praticable : le froid semblait avoir redoublé, le vent était violent. Nous gravissions alors un roc uni, tellement balayé par les rafales et les tourbillons, que la neige en était enlevée ; seulement il restait un verglas très dur, très glissant, et nous étions assaillis par une poussière de glace qui nous meurtrissait le visage. C’était une position cruelle : ne pouvoir fixer son pied sur rien de solide, enfoncer avec de grands efforts son talon entre deux pierres qui roulent et menacent de vous entraîner dans leur chute, sentir le