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d’émeraudes, était sur son lit, et une devise en gros caractères arabes était écrite sur la muraille, au-dessus de son chevet.

Mattea souleva la portière de tapisserie qui servait de fenêtre, et vit sur la terrasse Abul déchaussé et prosterné devant la lune.

Cette profonde immobilité de sa prière, que la présence d’une femme seule avec lui, la nuit, dans sa chambre, ne troublait pas plus que le vol d’un moucheron, frappa la jeune fille de respect. Ce sont là, pensa-t-elle, les hommes que les mères qui battent leurs filles vouent à la damnation. Comment donc seront damnés les cruels et les injustes ?

Elle s’agenouilla sur le seuil de la chambre, et attendit, en se recommandant à Dieu, qu’il eût fini sa prière. Quand il eut fini en effet, il vint à elle, la regarda, essaya d’échanger avec elle quelques paroles inintelligibles de part et d’autre ; puis, comprenant tout bonnement que c’était une fille amoureuse de lui, il résolut de ne pas faire le cruel, et, souriant sans rien dire, il appela son esclave, qui dormait en plein air sur une terrasse supérieure, et lui ordonna d’apporter des sirops, des confitures sèches et des glaces. Puis il se mit à charger sa plus longue pipe de cerisier, afin de l’offrir à la belle compagne de sa nuit fortunée.

Heureusement pour Mattea, qui ne se doutait guère des pensées de son hôte, mais qui commençait à trouver fort embarrassant qu’il ne comprît pas un mot de sa langue, une autre gondole avait descendu le grand canal en même temps que la sienne. Cette gondole avait aussi éteint son fanal, preuve qu’elle allait en aventures. Mais c’était une gondole élégante, bien noire, bien fluette, bien propre, avec une grande scie bien brillante, et montée par les deux meilleurs rameurs de la place. Le signore que l’on menait en conquête était couché tout seul au fond de sa boîte de satin noir, et, tandis que ses jambes nonchalantes reposaient alongées sur les coussins, ses doigts agiles voltigeaient, avec une négligente rapidité, sur une guitare. La guitare est un instrument qui n’a son existence véritable qu’à Venise, la ville silencieuse et sonore. Quand une gondole rase ce fleuve d’encre phosphorescente, où chaque coup de rame enfonce un éclair, tandis qu’une grêle de petites notes légères, nettes et folâtres, bondit et rebondit sur les cordes que parcourt une main invisible, on voudrait arrêter et sai-