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tique. Quant aux égards que tu as eus pour moi, la chose parle assez d’elle-même ; lorsque tu m’accables de tant de calomnies manifestes, moi je me suis abstenu de certaines choses que le monde n’ignore pas. Tu t’imagines, ce semble, qu’Érasme n’a point de partisans ; il en a plus que tu ne penses. Après tout, qu’importe ce qui nous arrive à tous deux, surtout à moi, qui dois bientôt sortir de ce monde, quand bien même j’y serais universellement applaudi ? Ce qui m’afflige profondément, et avec moi tous les gens de bien, et ceux qui aiment les belles-lettres, c’est que tu donnes des armes pour la sédition aux méchans et aux esprits avides de changement ; c’est qu’enfin tu fais de la défense de l’Évangile une mêlée où sont confondus le sacré et le profane, comme si tu travaillais à empêcher que cette tempête n’eût une bonne fin, bien différent de moi qui ai mis tous mes vœux et tous mes soins à la hâter.

« Je ne débattrai pas ce que tu peux me devoir, et de quel prix tu m’en as payé ; c’est une affaire privée, et de toi à moi ; ce qui me déchire le cœur, c’est la calamité publique, c’est cette incurable confusion de toutes choses que nous ne devons qu’à ton esprit déchaîné, intraitable pour ceux de tes amis qui te donnent de bons conseils, et dont quelques ignorans étourdis font tout ce qu’ils veulent. J’ignore quels sont les hommes que tu as arrachés à l’empire des ténèbres, mais c’est contre ces sujets ingrats que tu devrais aiguiser ta plume perçante plutôt que contre un disputeur modéré. Je te souhaiterais un meilleur esprit, si tu n’étais pas si content du tien. Souhaite-moi tout ce qu’il te plaira, pourvu que ce ne soit pas ton esprit, à moins que le Seigneur ne le change.

« Bâle, ce 11 avril, jour où la lettre m’a été remise, an 1526. »


Voilà où Luther avait voulu amener Érasme. La modération d’Érasme faisait sa force ; Luther l’en débusqua : c’est une grande victoire que de démoraliser ses adversaires, en leur faisant quitter leur caractère naturel, pour en prendre un d’imitation ou de rhétorique. Luther avait donné ses défauts à Érasme, tout en gardant ses belles qualités ; il lui avait inoculé l’injure et avait réservé la force et la véhémence : Érasme donna dans le piége ; et la place qu’il employa dans ses écrits à imiter malheureusement son adversaire fut perdue pour le réfuter. À la lecture du traité du Serf-arbitre, Mélanchton lui-même, quoique si porté pour