Page:Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 3.djvu/418

Cette page a été validée par deux contributeurs.
410
REVUE DES DEUX MONDES.

j’aime mieux être l’esclave des pontifes et des évêques quels qu’ils soient, que de ces grossiers tyrans, plus intolérables que leurs ennemis ! » Eh quoi ! Érasme se fâche, Érasme sort de la modération, Érasme va-t-il passer du côté des catholiques purs ? Lisez quelques lignes plus haut : « Le sérénissime roi d’Angleterre et le pape Clément vii m’ont aiguillonné par leurs lettres !… » Voilà le secret de l’exaltation d’Érasme. C’est une colère soufflée ; c’est de la passion apportée par le courrier de Rome et d’Angleterre. Demain, seul avec lui-même, il rentrera dans la modération, dans la tolérance, dans les doutes. « Je me serais abstenu bien volontiers de descendre dans l’arène luthérienne, écrira-t-il à l’archevêque de Cantorbéry[1], si mes amis ne m’avaient engagé auprès du Saint-Père et des princes, et si je ne leur avais pas promis moi-même de publier quelque chose à ce sujet. » — « Vous me félicitez de mes triomphes, dira-t-il tristement à l’évêque de Rochester[2] ; je ne sais pas de qui je triomphe ; mais je sais que j’ai trois luttes à soutenir au lieu d’une. J’ai fait ce traité du Libre arbitre, sachant bien que je ne me battais pas sur mon terrain. Il était dans ma destinée qu’à l’âge où je suis, d’amant des muses, je devinsse gladiateur… Labérius traîné sur la scène par l’autorité de César déplore l’affront qu’on fait subir à ses soixante ans ; sorti de sa maison chevalier romain, il y rentrera histrion. Ne suis-je pas comme Labérius ? » Voilà Érasme dans ses sentimens naturels ; le voilà vrai, et, comme cela est ordinaire, éloquent.

Ce traité sur le Libre arbitre ne serait pas lisible au temps où nous vivons, non pas seulement parce qu’on n’y lit rien de sérieux, mais parce que c’est tout à la fois un livre très sérieux et très inutile. Imaginez-vous, entre un exorde assez spirituel, plein d’une modestie ironique et d’une modération sincère, et une péroraison assez digne, d’interminables raisonnemens sur la liberté humaine conciliée avec la prescience de Dieu. Théologiquement parlant, Érasme a raison dans toute sa défense du Libre arbitre. Ses preuves sont bien choisies, ses autorités habilement débattues ; il est vif, pressant, logique, d’une éloquence nourrie et

  1. 814. A.
  2. 815. A. E.