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ÉRASME.

ayant une compétence et pouvant donner un avis capital dans le débat. On rend à ces hommes l’indépendance si dure, on déshonore si bien leur scepticisme, qu’à la fin on parvient à les traîner sur la scène, tremblans, à demi déconsidérés, incertains de leur propre conscience, n’osant s’interroger sur les motifs de leur modération, et souvent s’étant affublés à la hâte d’une croyance et d’une décision ajustées tant bien que mal à leur vie passée, à peu près comme un acteur, arrivé après la levée de la toile, qui jetterait sur ses épaules le premier costume tombé sous sa main, pour ne pas faire attendre les spectateurs.

Érasme se décida à rompre une lance, pour parler le langage de l’époque, avec l’homme qui ne pouvait avoir, au jugement de tous, qu’Érasme pour rival. Il se présenta enfin comme un homme de parti, tendit ses muscles, prépara ses armes ; mais, comme il arrive aux hommes modérés qui sont poussés en avant par des influences extérieures plutôt que par un élan naturel, il ne put pas être tout-à-fait homme de parti. Au milieu de cette ardeur factice que les applaudissemens et les huées avaient donnée au vieux lutteur émérite, sa raison et son bon sens le retenaient toujours loin des extrêmes ; et, au lieu d’être le chef de l’opinion catholique, c’est à peine s’il se présentait comme un enfant long-temps perdu et à demi retrouvé de cette opinion. Les hommes modérés qu’on est parvenu à débusquer de leur résistance passive, la seule par laquelle ils puissent tenir tête aux passions avec honneur pour eux-mêmes et succès pour la vérité, ne font jamais que des demi-démarches qui sont toujours des fautes. Il fallait qu’Érasme ne sortît de son silence que pour tonner ; il disserta. Il fallait qu’il prît des mains du pape cette arme usée des bulles et qu’il la lançât contre Luther, non plus au nom d’une autorité méprisée, mais au nom de tous les hommes pieux et tolérans, au nom des lettres épouvantées de la nouvelle scolastique qui prenait la place de l’ancienne ; il chicana sur un point isolé de doctrine. C’est qu’il resta vrai avec lui-même et avec sa cause, cette cause de la philosophie chrétienne antérieure à Luther et qui devait lui survivre ; il n’y eut dans Érasme attaquant Luther que son rôle de faux. En effet, les hardiesses et les violences de Luther, tout en gâtant sa cause aux yeux d’É-