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ÉRASME.

Unis un moment dans l’opinion générale, Érasme et Luther se séparèrent avec un éclat qui dut fortifier un moment le parti de l’unité catholique.

Tant qu’Érasme vécut, son nom fut aussi grand que celui de Luther. Si Luther était l’homme du peuple, Érasme était l’homme des classes éclairées. L’un avait plus de retentissement dans les rues, sur les grands chemins, devant le parvis des cathédrales ; l’autre dans le cabinet, dans ces savans festins du temps, où les convives suspendaient le repas pour lire une lettre d’Érasme. « Ton psaume m’a été remis, lui écrit Sadolet, comme j’étais à table, avec quelques personnages graves de mes amis. Je l’ai parcouru avidement ; mais on me l’a bientôt arraché des mains, tant chacun était impatient de le lire[1]. » Voilà le public d’Érasme. Certes, s’il faut peser les voix et non les compter, nul doute qu’Érasme n’ait eu de son vivant plus de gloire que Luther ; mais la postérité a fait descendre le premier et monter le second. Est-ce parce que l’œuvre de Luther a été fondée avec une épée et celle d’Érasme avec une plume ? est-ce parce que les choses écrites avec le sang et le glaive sont plus glorieuses que celles écrites avec l’encre et les plumes, même celles de Memphis, vantées par Érasme comme les meilleures ? Voilà de petites questions pour les partisans du fatalisme historique, qui grossissent et grandissent un homme de tout ce qui s’est fait après lui et par des causes qu’il n’aurait ni voulues ni prévues : mais je ne les trouve pas déjà si mauvaises pour l’heure où nous sommes. À cette heure-là, en effet, de qui pensez-vous qu’il soit demeuré le plus de choses, de Luther niant le libre arbitre, et remplaçant le dogme par le dogme, ou, plus crûment, la superstition par la superstition, ou d’Érasme revendiquant pour l’homme la liberté de la conscience, doutant du dogme sous toutes ses formes, et substituant le premier au catholicisme dogmatique le mot sublime de philosophie chrétienne ? Qu’est-ce qui a le plus de vie, aujourd’hui, de la philosophie chrétienne ou du luthérianisme ; du dogme, soit protestant, soit catholique, ou de la morale chrétienne ; des sectes ou de la liberté de conscience, de cette liberté que défendait Érasme

  1. Lettres, 1319. E. F.