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déplaît de confesser leurs péchés. » Luther parlait à la foule, et, comme tous les hommes de révolution, il sentait qu’on ne vide les questions de réforme qu’avec les masses populaires, et qu’il fallait avant tout se pourvoir de bras pour la défense de ses idées. Érasme demandait qu’on se bornât à des échanges d’apologies entre les hommes compétens, à une petite guerre de sectes et de commentaires, à un champ-clos de gloses religieuses, sous la présidence honorifique des princes ; il regrettait que ces Germains, que Luther bouleversait par sa fougueuse éloquence, fussent sortis des bornes de « cette civilité où il les avait toujours retenus, » et qui aurait pu prévenir le désordre[1]. Luther, lui, demandait la guerre sur les champs de bataille ; il voulait qu’on repoussât les bulles papales à coups de canon, et tâchait d’arracher les princes à ces ridicules tournois de scolastique religieuse, qu’on appelait conciles, pour les entraîner dans la lutte matérielle. Le dieu d’Érasme était le dieu de paix ; celui de Luther était le dieu des armées. Érasme faisait déjà de la polémique constitutionnelle ; il disait : « Frappez sur les conseillers, mais ménagez les princes ; respectez le pape, n’attaquez que ses ministres. » — « Mon petit pape, disait Luther, mon petit papelin, vous êtes un ânon ; » pour les princes, il les traitait comme Jésus les vendeurs du temple. Les différences étaient profondes entre ces deux hommes. Ce fut donc une politique habile de les confondre, de les supposer amis et complices ; de dire qu’Érasme revoyait les écrits de Luther, et que Luther ne faisait rien sans avoir pris avis d’Érasme ; que, dans sa solitude de Bâle, des luthériens, espèce de courriers volontaires pour les affaires de la réforme, avaient de secrètes intrigues avec Érasme. Les rapprocher ainsi, malgré eux, malgré toutes leurs antipathies, c’était préparer le scandale de leurs brouilleries ; les placer sur le même rang, les accuser de jouer le même rôle, leur faire une seule part pour deux, c’était les exciter à s’en faire deux séparées dont une serait la première ; les menacer des mêmes dangers, c’était le moyen de faire lâcher pied au plus faible ou au moins courageux, et changer en une bruyante inimitié une amitié fondée sur une illusion. Cette pratique réussit.

  1. Lettres, 590. C. D.