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POÈTES ET ROMANCIERS ANGLAIS.

qués ; tout l’air de sa personne a quelque chose de quichottique. Il rappelle quelques-unes de ces têtes d’Holbein, sévères, sombres, avec une légère indication d’humeur moqueuse, qui perce malgré la gravité de l’âge et l’austère affectation des manières. Il y a une douceur particulière dans son sourire, et dans les tons de sa voix une grande profondeur de mâle et rude harmonie. C’est sa propre poésie surtout qu’il faut l’entendre lire. Rien de plus saisissant alors que son imposante dignité. Lorsqu’il en est à ses passages favoris, son œil brille d’un éclat surnaturel ; c’est toute sa vivante pensée qui coule à flots majestueux de son cœur gonflé. Nul ne l’a vu en de pareils momens sans être vivement frappé, sans s’être dit : — « Le génie est chez cet homme, et il en a bien le signe sur le front. » — Peut-être le commentaire de sa voix et de son visage est-il nécessaire pour donner une idée complète de sa poésie. Il est possible qu’on ne comprenne point son langage, mais il n’est pas permis de trouver son geste et sa physionomie sans signification. On le prend tout d’abord pour un inspiré ou pour un fou. Pourtant en compagnie, même en tête-à-tête, Wordsworth est souvent réservé, indolent, même silencieux. C’est depuis quelques années seulement qu’il est devenu verbeux, et qu’il s’est avisé de rendre des oracles. Il n’était pas ainsi dans ses meilleurs jours. S’il lui arrivait alors de jeter quelque observation hardie, c’était sans effort et sans prétention, presque avec indifférence, et puis il retombait aussitôt dans sa rêverie. C’est toujours d’ailleurs lorsqu’il récite ses vers, ou lorsqu’il en parle, qu’il s’anime le plus. Quelquefois il expose soudain le sentiment et l’association des pensées qui le dominaient quand il a composé certains morceaux de ses poèmes, et si ces révélations manquent par instant de clarté, elles ne manquent jamais d’intérêt ; on sent que chaque parole enveloppe un sens qui vaut la peine d’être cherché. C’est le filon qui se dérobe dans les entrailles de la mine, et dont les parcelles d’or trahissent déjà le voisinage. Il a ses poètes à lui, mais il est bien rigoureux, trop exclusif peut-être dans le choix de ses favoris. Il n’admet rien après lui, et presque rien au-dessus. C’est plaisir de l’écouter dire comment de célèbres écrivains auraient dû traiter certains sujets, comment il les eût traités lui-même selon les idées qu’il a de l’art. Il blâme ainsi le portrait de Bacchus dans la Fête d’Alexandre de Dryden. Pourquoi nous avoir montré là un joyeux compagnon, un gros garçon de bonne mine,


« Flushed with a purple grace,
He shews his honest face, »


au lieu de nous représenter le dieu revenant de la conquête de l’Inde,